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AGRIPPA.

(P) Ses accusateurs n’ont pas été bien informés de ses aventures. ] J’ai dit dans la première remarque, que Paul Jose, Thevet, et Martin Del Rio, sont ses principaux accusateurs, et j’ai promis de montrer leurs fautes ; les voici donc :

1°. Paul Jove le fait mourir à Lyon dans un méchant cabaret, et le charge du soupçon infâme de magie, par la raison que vous allez voir. Agrippa, dit-il[1], menait toujours avec lui un diable sous la figure d’un chien noir. Aux approches de la mort, comme on le pressait de se repentir, il ôta au chien un collier garni de clous qui formaient des inscriptions nécromantiques, et lui dit : va-t’en, malheureuse bête qui es cause de ma perte totale. Ce chien prit tout aussitôt la fuite vers la Saône, s’y jeta, et n’en sortit point. Cet auteur avait donné de grands éloges à Agrippa du côté de l’esprit et de la science, jusqu’à dire que cette science lui avait procuré la dignité de chevalier que l’empereur lui avait donnée : Vir educatus in litteris, et à Cæsare eruditionis ergò equestris ordinis dignitate cohonestatus [2]. Commençons par-là notre critique.

Il est certain, par le témoignage d’Agrippa, que son ordre de chevalerie fut la récompense de ses exploits militaires[3]. D’ailleurs, il n’est pas mort à Lyon ; et enfin, Jean Wier, son domestique, témoigne que ce chien noir était un vrai chien, et qu’il l’a souvent mené avec un cordon de crin. Silentio involvi, dit-il[4], diutiùs ob veritatis prærogativam non patiar quod in diversis aliquot scriptoribus [* 1] legerim, diabolum formâ canis ad extremum Agrippæ habitum comitem ipsi fuisse, et posteà nescio quibus modis evanuisse. Satis equidem mirari hìc nequeo tantæ existimationis viros tam insulsè aliguandò loqui, sentire, et scribere ex inanissimo vulgi rumore. Canem hunc nigrum mediocris staturæ, gallico nomine Monsieur, quod Dominum sonat, nuncupatum novi ego si quis alius familiarissimè, quem nimirùm non rarò ubi Agrippam sectarer, loro ex pilis concinnato alligatum duxi ; at verè naturalis erat canis masculus, cui aliàs femellam ferè colore et reliquâ corporis constitutione similem, quam Gallicè Mademoiselle (Dominam) appellabat, me præsente, adjunxit. Cet auteur ajoute qu’Agrippa aimait follement ce chien, qu’il le baisait souvent, qu’il le faisait quelquefois manger à sa table, qu’il le souffrait dans son lit, et que pendant que lui Wier et Agrippa étudiaient sur la même table, ce chien se tenait toujours couché entre eux deux au milieu d’un tas de papiers. Or, comme Agrippa était des semaines tout entières sans sortir de son poêle, et qu’il ne laissait pas de savoir presque tout ce qui se passait en divers pays du monde, il y avait des badauds qui disaient que son chien était un diable qui lui apprenait tout cela. Il n’y a pas long-temps qu’un soldat réfugié me disait fort sérieusement que, pourvu que M. de Mélac[5] eût son dogue, il revenait toujours victorieux. Il m’assura que, dans l’opinion générale des soldats, ce dogue était un esprit familier qui révélait à son maître les postes des ennemis, et leur nombre, leurs desseins, etc. M. de Mélac n’était point fâché peut-être qu’on crût cela : cette opinion pouvait. faire que les soldats ne craignissent rien sous sa conduite[6]. Voilà de quelle nature étaient les bruits sur lesquels Paul Jove s’était fondé.

2°. Passons à Thevet. On ne peut nier, dit-il[7], qu’Agrippa n’ait esté misérablement ensorcelé de la plus fine et exécrable magie qu’on puisse imaginer, et de laquelle, au veu et sceu d’un chacun, il a fait profession si évidente (ainsi que le présent discours le justifiera) qu’il n’est possible de reculer en arrière par négatives, palliations, ou déguisemens. Or, voyons à quoi se réduisent les preuves que ce présent discours ap-

  1. (*) Jovius in Elogiis, et ex hoc Andreas Houdorff in libro Exemplorum German. et alii.
  1. Paulus Jovius in Elogiis, cap. XCI.
  2. Id. ibid.
  3. Voyez ci-dessus la remarque (D).
  4. Joann. Wier, de Magis, cap. V, p. 111.
  5. Lieutenant général dans les armées de France : il servait dans les armées d’Allemagne pendant la guerre qui a été terminée l’an 1697. Voyez la remarque (B) de l’article Landau, à la fin.
  6. Voyez ce que Plutarque rapporte de la biche de Sertorius, dans la Vie de ce général.
  7. Thevet, Hist. des Hommes illustres, tom. VII, pag. 221, édit. de Paris, en 1671, en 8 vol. in-12.