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AGREDA.

vement à la sainte Vierge tout ce qu’il a pu lui conférer, il s’ensuit, selon les dogmes de l’école, dont la sœur Marie de Jésus faisait grand cas, que la sainte Vierge a existé de tout temps, qu’elle peut tout, qu’elle sait tout, qu’elle remplit tous les lieux, et qu’à tous égards elle est infinie. Je n’ai que faire de supposer que notre abbesse d’Agreda s’est réglée sur les dogmes des scolastiques espagnols ; car peu m’importe qu’elle les ait sus ou qu’elle les ait ignorés. Elle enseigne nettement que Dieu a donné à la sainte Vierge tout ce qu’il a pu, et qu’il a pu lui donner tous ses attributs, hormis l’essence même divine. Cela me suffit pour tirer la conclusion que j’ai tirée ; et, cela étant, ne doit-on pas s’étonner que la Sorbonne ait seulement dit que cette proposition est fausse, téméraire, et contraire à la doctrine de L’Évangile[1] ? Une telle censure ne sent-elle pas la mollesse ? Fallait-il se contenter de ces faibles qualifications ? Suffisait-il d’assurer que l’on se trompe témérairement lorsqu’on applique à la sainte Vierge le sens littéral de ces paroles de Salomon : Par moi règnent les rois, et les puissans de la terre administrent la justice[2] ?

II. Voici ma deuxième réflexion.[* 1] Ceux qui ont examiné attentivement tout ce qui s’est dit de la puissance de la sainte Vierge, et toute la part qu’on lui donne au gouvernement de l’Univers, ont pris garde que les derniers venus, voulant enchérir sur les auteurs précédens, ont été cause que l’on a trouvé enfin les dernières bornes de la flatterie. Mais comme les raisons d’aller toujours plus avant n’ont jamais cessé ; car lorsque la dévotion des peuples doit servir de revenu à beaucoup de gens qui veulent vivre à leur aise, il la faut réveiller, et la ranimer de temps en temps par des râgoûts d’une nouvelle invention : comme, dis-je, cela fait qu’il est utile de franchir les bornes, il y a lieu de s’étonner qu’on n’ait pas rompu la barrière, et qu’entre plusieurs religieux et plusieurs nonains qui ont tant cherché à raffiner, il n’y ait eu encore personne qui ait dit que la sainte Vierge gouvernait seule le monde. D’où vient que l’Espagne n’a point encore produit des écrivains qui se soient vantés de connaître par révélation, qu’une longue expérience ayant fait connaître à Dieu le père la capacité infinie de la sainte Vierge, et le bon usage qu’elle avait fait de la puissance dont il l’avait revêtue, il avait résolu d’abdiquer l’empire de l’Univers ; et que Dieu le fils, ne croyant pas pouvoir suivre un meilleur exemple, avait suivi la même résolution : de sorte que le Saint-Esprit, toujours conforme aux volontés des deux personnes dont il procède, approuvant ce beau dessein, toute la Trinité avait remis le gouvernement du monde entre les mains de la sainte Vierge, et que la cérémonie de l’abdication, et celle de la translation de l’empire, s’étaient faites solennellement en présence de tous les anges ; qu’il en avait été dressé un acte dans la forme la plus authentique ; que depuis ce jour-là, Dieu ne se mêlait de rien, et se reposait de tout sur la vigilance de Marie ; que les ordres avaient été expédiés à plusieurs anges d’aller notifier sur la terre ce changement de gouvernement, afin que les hommes sussent à qui et comment il fallait avoir recours à l’avenir dans les actes d’invocation ; que ce n’était plus à Dieu, puisqu’il s’était déclaré lui-même emeritus, et rude donatus, ni à la sainte Vierge comme à une médiatrice, ou à une reine subordonnée, mais comme à l’impératrice souveraine et absolue de toutes choses ? D’où vient, encore un coup, qu’une telle extravagance est encore à naître ? En avez-vous jamais ouï parler ? me demanda-t-on un jour. Non, répondis-je ; mais je ne voudrois pas jurer que cette pensée n’ait jamais paru, et encore moins qu’elle n’éclora jamais de quelque cerveau malade de dévotion ; et peut-être que si Marie d’Agreda eût vécu encore dix ans, elle eût enfanté ce monstre[3], et nous eût donné une

  1. * L. J. Leclerc et Joly, qui le plus souvent n’est que son répétiteur, disent que cette réflexion est une imagination creuse, pour ne rien dire de plus.
  1. Journal des Savans, novembre 1696, p. 717.
  2. Là même, pag. 718.
  3. Notez qu’abusant comme elle faisait de l’Écriture (voyez le Journal des Savans de novembre 1696, pag. 720, ) elle n’eût pas manqué de se prévaloir de ce qui est dit dans saint Jean, chap. V, v. 22 : Le Père ne juge personne ; mais