où est-il plus grand roi que moi, s’il n’est plus juste ? demanda-t-il. Voilà une belle théorie ; mais la pratique n’y répondait pas, lorsqu’il s’agissait de son royaume. Je veux croire que, pour des intérêts particuliers, il n’aurait pas facilement contrevenu à ses lumières ; et c’est par-là que je prétends qu’il avait l’esprit et la religion d’un souverain. Combien y a-t-il de rois et de princes zélés pour leur religion, équitables et honnêtes de leur personne ? Mais[* 1] s’agit-il de nuire à leurs ennemis, ils suivent tous, ou presque tous, les maximes de Lacédémone. Ce serait, je crois, un livre de bon débit que celui de la Religion du Souverain : il ferait oublier celui de la Religion du Médecin.
J’ai ouï dire depuis deux jours à un homme de mérite, qu’un prince italien demandant des conditions trop avantageuses lorsqu’il négociait un traité de paix avec un puissant monarque qui lui avait enlevé la plupart de ses états, l’envoyé de ce monarque lui répondit : Mais quelle assurance voulez-vous que le roi mon maître puisse prendre, s’il vous rend tout ce que vous demandez ? Assurez-le, répliqua le prince, que je lui engage ma parole, non pas en qualité de souverain ; car, en tant que tel, il faut que je sacrifie toutes choses à mon agrandissement, à la gloire et à l’avantage de mes états, selon que les conjonctures s’en offriront : dites-lui donc que je lui engage ma parole, non pas sous cette qualité-là, ce ne serait rien promettre, mais comme cavalier, et honnête homme. Quoique ce langage ne réponde point aux idées de ceux qui ont introduit dans le style de la chancellerie la formule, nous promettons en foi et parole de roi, il est pourtant très-sincère et très-raisonnable.
Faisons encore deux remarques : Premièrement, je distingue entre ce que croyait Urbain VIII, et ce que croyait Maphée Barberin. La religion du souverain, en tant que tel, et la religion, personnellement parlant, sont deux choses.
Autre remarque. Agésilaüs avait un respect extrême pour ses dieux : il ne souffrait point qu’on pillât, ou qu’on profanât leurs temples, ni en Grèce, ni aux pays des Barbares ; et il mettait au nombre des sacriléges ceux qui maltraitaient un ennemi réfugié dans un temple[1]. Pendant la marche de ses troupes, il allait toujours loger dans les temples les plus sacrés, afin d’avoir les dieux pour témoins des actions les plus secrètes de son domestique. Ἐσκήνου μὲν γὰρ ἀποδημῶν καθ᾽ αὐτὸν ἐν τοῖς ἁγιωτάτοις ἱεροῖς. ἄ μὴ πολλοὶ καθορῶσιν πράττοντας ἡμᾶς, τούτων θεοὺς ποιούμενος ἐπόπτας καὶ μάρτυρας. Tendebat enim, cùm iter faceret, solus in sanctissimis delubris, ac quibus rebus paucos adhibemus arbitros, earum deos faciebat inspectores [2]. Voilà sa religion personnelle ; mais, dès qu’il se regardait comme roi, le bien et l’avantage de son royaume était sa Divinité principale, à laquelle il sacrifiait la vertu et la justice, les lois divines et les lois humaines. Je ne saisi tous ceux qui citent cette sentence d’Euripide,
Nam, si violandum est jus, regnandi gratiâ
Violandum est ; aliis rebus pietatem colas[3]
en comprennent toute l’énergie : on y
voit l’esprit, et de ceux qui acquièrent
des royaumes, et de ceux qui
gouvernent les états ; ils vont quelquefois
jusqu’à la superstition. Regardez
la conduite particulière d’Agésilaüs :
tout y est dans l’ordre, aliis
rebus pietatem colas : il ne sort de l’équité,
qu’en tant qu’il règne, regnandi
gratiâ violandum est. En tant qu’homme,
il vous dira sincèrement, comme
un autre, amicus usque ad aras :
mais, en tant que souverain, s’il parle
selon sa pensée, il vous dira, j’observerai
le traité de paix, pendant que le
bien de mon royaume le demandera :
je me moquerai de mon serment, dès
que la maxime d’état le voudra. Que
s’il aimait mieux que les Perses violassent
la trêve, que de commencer
lui-même à la violer, c’est qu’il espérait
un grand profit de cette conduite
des Perses. Multùm in eo consequi se
dicebat, quod Tissaphernes perjurio
suo et homines suis rebus abalienaret,
et deos sibi iratos redderet[4].
Notre bon Agésilaüs, qui eût cru blesser la belle morale, s’il avait été
- ↑ * Les éditions de 1697 et 1702 portent : Mais s’agit-il de leur grandeur ou de l’utilité publique, s’agit-il de nuire, etc.