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AGAR.

elle était plus tolérable que celle des Sarrasins ; car la pierre de Jacob lui avait servi de chevet pendant une nuit qu’il avait passée, pour ainsi dire, avec Dieu, tant les songes et les visions qui l’occupèrent représentèrent les choses célestes. Les Sarrasins n’auraient osé en dire autant par rapport à leur prétendue pierre d’Agar. Scaliger a ramassé une érudition très-curieuse touchant cette pierre de Jacob[1] ; mais ce que le savant Pocock a dit touchant celle que les Sarrasins honoraient n’est pas moins considérable. J’en vais rapporter quelque chose.

(K) Qu’un rapport très-éloigné entre Agar et cette pierre. ] Pour savoir exactement leur religion là-dessus, il faut consulter Pocock[2]. La pierre noire qu’ils vénèrent est au temple de la Mecque, à l’un des coins, à deux coudées et un tiers de terre. Ils supposent que c’était l’une des pierres précieuses d’un paradis, et qu’elle en descendit avec Adam ; qu’elle y fut reportée au temps du déluge ; qu’elle fut renvoyée au monde lorsque Abraham bâtissait le temple ; et que ce fut l’ange Gabriël qui la mit entre les mains de cet architecte[3]. Elle avait été au commencement plus blanche que la neige, et plus brillante que le soleil ; mais elle devint noire pour avoir été touchée par une femme qui avait ses mois. D’autres disent que les péchés des hommes lui firent perdre sa blancheur et son éclat : d’autres avouent qu’on la salie à force de la baiser et de la toucher. Ce que saint Jean Damascène et Euthymius assurent, qu’on y a gravé une tête qui est celle de Vénus, serait fort difficile à prouver par les livres des Arabes. Il y a une autre pierre qu’ils estiment sacrée, et sur laquelle ils prétendent que se voit une figure ; mais c’est une figure de pied, et non pas une figure de tête : c’est la trace de pieds d’Abraham qui s’appuyait sur cette pierre, ou en bâtissant le temple[4], ou pendant que sa bru[5] lui lavait la tête lorsqu’il eut été faire une visite à Ismaël [6]. Cette dernière pierre est enfermée dans un coffre de fer. Ahmed Ebn Yusef se vante de l’avoir vue et baisée, et d’y avoir bu de l’eau du puits Zanzam, et d’avoir pris garde que la trace du pied droit est plus enfoncée que celle du gauche, et que les doigts y sont aussi longs que ceux de la main[7]. On cacha cette pierre dans une des montagnes de la Mecque lorsque les Karmatiens firent mille profanations dans le temple, et en enlevèrent la pierre noire[8]. Or, puisque Euthymius et le Catéchisme à l’usage des Sarrasins convertis remarquent que la pierre sur laquelle on prétendait qu’Abraham avait eu affaire avec Agar, ou à laquelle il avait lié le chameau, était au milieu de l’oratoire, in medio ὄικου τῆς εὐχῆς ; ce n’est point de la pierre noire qu’il faut entendre cela, car elle est fichée dans un coin du temple : mais de la pierre où se voit la trace des pieds d’Abraham. De plus, encore qu’aucun écrivain arabe ne dise que la raison pourquoi on vénère cette pierre est qu’elle a fourni à ce patriarche les usages dont Euthymius a parlé, il est à croire que la tradition rapportée par Euthymius regarde plutôt la pierre où les pieds d’Abraham sont imprimés que la pierre noire ; d’où l’on doit conclure deux choses : 1°. Qu’Euthymius et le catéchiste des Sarrasins n’ont guère connu distinctement les erreurs de ses gens-là, par rapport au culte des pierres ; 2°. Que les écrivains arabes ne reconnaissent point de rapport prochain et direct entre Agar et la vénérable pierre de la Mecque. Agar n’y a que voir, qu’en tant qu’Abraham y posa ses pieds, pendant que la femme d’Ismaël lui lavait la tête. Il y a une troisième pierre considérable à la Mecque : elle est blanche, et passe pour être le sépulcre d’Ismaël ; elle est dans une espèce de parquet, proche les fondemens du temple. De toutes ces choses, on peut recueillir qu’il est très-facile de tromper l’homme en matière de religion, et très-difficile de l’y détromper. Il aime ses préjugés, et il trouve des conducteurs qui le favorisent là-dedans et qui disent dans leur âme :

  1. Scalig. Animadv. in Euseb., num. 2150.
  2. Pocockii Notæ in Specimine Historiar. Arab., pag. 113 et seq.
  3. Voyez la remarque (F) de l’article Abraham.
  4. Ex Abulfedâ.
  5. La femme d’Ismaël.
  6. Ex Ahmed Ebn Yusef, et Safiodino.
  7. Ahmed Ebn Yusef, in Vitâ Ismaelis.
  8. Voyez l’article Abudhaher.