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AGAR.

sur les épaules, etc.[1]. Je prévois que l’on me dira que la version des Septante, ni la Vulgate, ne disent pas qu’Ismaël ait été mis sur le dos d’Agar, et qu’ainsi l’on doit conclure que le texte hébreu ne favorise pas nettement ma supposition. Hé bien, abandonnons-la : le reste du narré me suffit, et je m’en rapporte au jugement de tous les lecteurs qui considéreront la chose sans préjugé. La meilleure solution serait peut-être de dire que, comme l’on vivait plus long-temps en ces siècles-là, on ne sortait pas de l’enfance aussitôt que nous en sortons. Voilà qui serait fort bien, s’il n’en résultait qu’Ismaël avait vingt ans lorsqu’il fut chassé ; car il faut que, selon cette réponse, Isaac ait tété plus longtemps que l’on ne tétait au siècle des Machabées. Or dans ce siècle on tétait trois ans[2] : il faudrait donc croire avec saint Jérôme et avec plusieurs modernes la vieille tradition hébraïque dont j’ai parlé ; savoir que l’on ne sevra Isaac qu’à cinq ans. Je m’étonne que ceux qui la suivent[3] ne sentent pas la difficulté ; car elle ne laisse pas d’être grande, quoique l’on suppose comme je fais qu’Isaac téta moins de temps que les Machabées.

(I) La pierre sur laquelle Agar. Quels contes ! comme si Abraham, qui était un grand seigneur et dont le train montait à plus de trois cents domestiques capables de porter les armes, n’avait pas eu un lit à donner à une concubine de cette espèce ! Il ne la prenait qu’à la sollicitation de son épouse ; c’était Sara qui faisait en quelque manière les fonctions de paranymphe ; cela ressemblait plus à des noces qu’à toute autre chose : et l’on nous viendra dire qu’un tel mariage se consomma sur une pierre ! Ce conte serait bon à débiter s’il s’agissait d’un maître qui aurait eu peur de sa femme, et que cent raisons auraient obligé à faire son coup à la derobée partout où il en aurait trouvé l’occasion, persuadé que s’il la laissait échapper pour attendre un meilleur gîte il ne la retrouverait peut-être de sa vie. Quoi qu’il en soit, nous apprenons d’Euthymius Zigabenus que les Sarrasins honoraient et baisaient une pierre qu’ils nommaient Brachthan, et que, quand on leur en demandait la raison, les uns répondaient que c’était à cause qu’Abraham avait connu Agar sur cette pierre ; les autres que c’était à cause qu’il y avait attaché son chameau en allant immoler Isaac[4]. Le même auteur dit que cette pierre était la tête de la statue de Vénus, la divinité que les anciens Ismaélites avaient adorée. Le formulaire des anathèmes que doit réciter un Sarrasin qui embrasse le christianisme confirme tout ce que dit cet auteur ; car il marque que cette pierre est une figure de Vénus[5], et que les Sarrasins en parlaient comme d’une chose qui avait servi à Abraham pour ce que dessus. Par occasion, je dirai que la pierre qui était adorée par les Arabes, et qu’ils prenaient pour le dieu Mars, était toute noire et toute brute : Τὸ δὲ ἄγαλμα λίθος ἐςὶ μέλας, τετράγωνος, ἀτυπωτος. Simulacrum autem est lapis niger, quadratus, nullam figuram incisam habens [6]. Ridetis temporibus priscis Persas fluvium coluisse... Informem Arabas lapidem[7]. Maxime de Tyr, qui l’avait vue, dit seulement qu’elle était carrée[8]. La mère des dieux, que les Phrygiens adoraient avec un zèle tout particulier, n’était qu’une simple pierre, et ils ne donnèrent qu’une pierre aux ambassadeurs romains qui souhaitaient d’établir à Rome le culte de cette divinité : Is legatos comiter acceptos Pessinuntem in Phrygiam deduxit, sacrumque iis lapidem quem matrem Deum incolæ esse dicebant tradidit, ac deportare Romam jussit [9]. Quelque mauvaise que fût l’idolâtrie de ceux qui adorèrent la pierre dont Jacob fit un monument qu’il oignit et qu’il consacra à Dieu[10],

  1. C’est-à-dire, de la manière que les gens sont faits aujourd’hui.
  2. La mère des Machabées dit à son fils qu’elle l’a allaité trois ans. II Machab., chap. VII, vs. 27
  3. Moréri est de ce nombre.
  4. Euthymius Zigabenus, in Panopliâ, apud Vossium de Orig. Idol., lib. II, cap. XXXI, et lib. VI, cap. XXXIX.
  5. Ἐκτύπωμα τῆς Ἀϕροδίτης ἔχειν, effigiem Veneris habere. Vossius, de Origine Idololatriæ, lib. II, cap. XXXI, pag. 467, edit. Francofurt.
  6. Snidas, in θεὸς ἄρης.
  7. Arnobius, lib. VI, pag. 196.
  8. Maxim. Tyrius, Dissert. XXXVIII, pag. 384.
  9. Livius. Histor., lib. XXIX, cap. XI.
  10. Genèse, XXVIII, v. 18.