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ADAMITES.

ans, pour rendre une secte fort dissemblable à celui qui l’a fondée. Ainsi l’on n’est point exact lorsqu’on attribue aux adamites toutes les extravagances de Prodicus, sous prétexte qu’il a été leur fondateur. En effet, il est constant par le témoignage de saint Épiphane, et par celui de saint Augustin, qu’ils se dépouillaient totalement dans leurs assemblées ; mais Clément d’Alexandrie, bien loin de dire rien de semblable des sectateurs de Prodicus, observe qu’avant que d’en venir aux prises, ils faisaient ôter les chandelles qui leur auraient donné de la honte : Τὸ καταισχῦννον αὐτῶν τὴν πορνικὴν ταύτην δικαιοσύνην ἐκποδῶν ποιησαμένους ϕῶς τῇ τοῦ λύχνου περιτροπῇ μίγνυσθαι[1] Lumine amoto quod eorum fornicatoriam hanc justitiam pudore afficiebat aversâ lucernâ coïre. Ainsi Daneau n’a pas eu raison d’appliquer aux adamites ce que ce père avait dit des sectateurs de Prodicus. En un mot, quand je considère les calomnies des païens contre les premiers chrétiens et celles des catholiques contre les protestans, par rapport aux assemblées nocturnes, je ne crois pas de léger tout ce que le gros de l’arbre impute.

(E) D’une manière fort étrange. ] Ils renchérirent sur les autres moines, dont le même Évagrius fait mention, qui, n’ayant pas un habit en propre, vu que celui qui avait été porté un jour par un religieux servait le lendemain à un autre, avaient du moins l’usage de quelque habit[2]. Les solitaires dont je parle se contentèrent de porter une ceinture ; et quant au reste ils renoncèrent, autant qu’ils purent, à l’humanité : ils ne voulurent point se nourrir des alimens qui servent aux autres hommes : ils se mirent à paître comme font les animaux ; et ils ne paissaient qu’autant qu’ils en avaient besoin pour ne mourir pas. Ils devinrent enfin semblables aux bêtes : leur figure changea, et leur sentiment aussi. Dès qu’ils voyaient d’autres personnes, ils prenaient la fuite ; et s’ils se voyaient poursuivis, ils se sauvaient à toutes jambes, ou dans quelque trou inaccessible. Quelques-uns rentraient dans le monde, et faisaient semblant d’être fous, afin de témoigner plus de mépris pour la gloire. Ils allaient manger dans les cabarets, ils entraient dans les bains publics, ils conversaient et ils se lavaient avec l’autre sexe ; mais avec tant d’insensibilité, que ni la vue, ni le toucher, ni même l’embrassement d’une femme ne leur causaient aucune émotion. Ils étaient hommes avec les hommes, et femmes avec les femmes ; ils voulaient être de tous les deux sexes : Μετὰ ἀνδρῶν δὲ ἄνδρας εἶναι, μετὰ γυναικῶν τε αὖ γυναῖκας, ἑκατέρας τε μετέχειν ἐθέλειν ϕύσεως καὶ μὴ μιᾶς εἶναι[3] Cum viris quidem viri sunt, feminæ veró cum feminis, non enim unius sed utriusque simul sexûs esse cupiunt. Il y a de l’apparence qu’ils n’avaient pas beaucoup de peine à contrefaire les fous, et qu’ils l’étaient effectivement ; c’est à eux pour le moins qu’on peut appliquer ce que Rutilius Numatianus n’a pas eu raison de dire de toutes sortes de solitaires :

Quænam perversi rabies tam stulta cerebri,
Dùm mala formides, nec bona passe pati[4] ?

Au reste leur nudité était bien contraire aux principes de ces religieux dont je parlerai dans la remarque suivante, et ne pourrait pas même bien s’accorder avec la doctrine du père Sanchez.

(F) Se reprochent les uns aux autres. ] M. Moréri assure qu’il y a des adamites en Angleterre, où ils font leurs assemblées de nuit, et n’apprennent que ces mots : « Jure, parjure, et ne découvre point le secret. » On a eu raison de lui dire dans l’édition d’Amsterdam qu’il n’y a point de telles gens en Angleterre ; que la police y est trop bonne pour y souffrir une infamie de cette nature, qui ne pourrait pas demeurer cachée, et qu’il n’y a guère d’apparence non plus, qu’il y en ait en Pologne ; car il avait dit qu’il s’y trouve encore de ces dévoyés. Il ne pourrait pas se défendre, en disant qu’il ne prétend point que ces gens-là se montrent nus au public, mais seulement qu’ils se déshabillent dans leurs conventicules nocturnes, ce qu’une bonne police peut ignorer : il ne pourrait point, dis-je, alléguer cela pour sa justification, puisqu’il venait de parler

  1. Clem. Alex. Stromat. lib. III, p. 430.
  2. Evagrius, Hist. Eccles. lib I, cap. XXI.
  3. Evagrius, Hist. Eccles. lib I, cap. XXI.
  4. Rutil. Itiner., lib I, vs. 445.