Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique (1820) - Tome 1.djvu/249

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
203
ADAM.

femme, et que le besoin que chaque sexe a présentement de s’unir à l’autre pour la multiplication est une suite des changemens que le péché fit au corps humain. Les hommes, dit-elle, [1] croyent d’avoir esté créez de Dieu comme ils se trouvent à présent, quoique cela ne soit véritable, puis que le péché a défiguré en eux l’œuvre de Dieu : et, au lieu d’homme qu’ils devoient estre, ils sont devenus des monstres dans la nature divisez en deux sexes imparfaits, impuissans à produire leurs semblables seuls, comme se produisent les arbres et les plantes, qui en ce point ont plus de perfection que les hommes ou les femmes, incapables de produire seuls, ains par conjonction d’un autre, et avec douleurs et misères. On explique dans un autre ouvrage[2] le détail de tout ce mystère selon qu’il fut révélé de Dieu à la demoiselle Bourignon. Elle crut voir en extase comment Adam était fait avant le péché, et comment il pouvait produire tout seul d’autres hommes. Bien plus, elle crut apprendre qu’il avait mis en pratique cette rare fécondité par la production de la nature humaine de Jésus-Christ. Quoique le passage soit un peu long, je ne lasse pas de le rapporter tout entier, afin qu’on découvre mieux l’étendue des égaremens dont notre esprit est capable.

« Dieu lui représenta dans l’esprit, sans l’entremise des yeux corporels qui auroient esté accablez sous le poids d’une si grande gloire, la beauté du premier monde, et la manière dont il l’avoit tiré du chaos : tout estoit brillant, transparent, rayonnant de lumière et de gloire ineffable. Il lui fit paroistre de la mesme manière spirituelle Adam, le premier homme, dont le corps estoit plus pur et plus transparent que le cristal, tout léger et volant, pour ainsi dire : dans lequel, et au travers duquel, on voyoit des vaisseaux et des ruisseaux de lumière qui pénétroit du dedans en dehors par tous ses pores, des vaisseaux qui rouloient dans eux des liqueurs de toutes sortes et de toutes couleurs, très-vives et toutes diafanes, non-seulement d’eau, de lait, mais de feu, d’air et d’autres. Ses mouvemens rendoient des harmonies admirables : tout lui obéissoit ; rien ne lui résistoit et ne pouvoit lui nuire. Il estoit de stature plus grande que les hommes d’à présent ; les cheveux courts, annelez, tirans sur le noir, la lèvre de dessus couverte d’un petit poil : et, au lieu des parties bestiales que l’on ne nomme pas, il estoit fait comme seront rétablis nos corps dans la vie éternelle, et que je ne sais si je dois dire. Il avoit dans cette région la structure d’un nés de mesme forme que celui du visage ; et c’estoit là une source d’odeurs et de parfums admirables : de là devoient aussi sortir les hommes dont il avoit tous les principes dans soi ; car il y avoit dans son ventre un vaisseau où naissoient de petits œufs, et un autre vaisseau plein de liqueur qui rendoit ces œufs féconds. Et lorsque l’homme s’échauffoit dans l’amour de son Dieu, le désir où il estoit qu’il y eust d’autres créatures que lui, pour louer, pour aimer et pour adorer cette grande Majesté, faisoit répandre par le feu de l’amour de Dieu cette liqueur sur un ou plusieurs de ces œufs avec des délices inconcevables : et cet œuf rendu fécond sortoit quelque temps après par ce canal hors de l’homme en forme d’œuf, et venoit peu après à éclore un homme parfait. C’est ainsi que dans la vie éternelle il y aura une génération sainte et sans fin, bien autre que celle que le péché a introduite par le moyen de la femme, laquelle Dieu forma de l’homme en tirant hors des flancs d’Adam ce viscère qui contenoit les œufs que la femme possède, et desquels le hommes naissent encore à présent dans elle, conformément aux nouvelles découvertes de l’anatomie. Le premier homme qu’Adam produisit par lui seul en son estat glorieux, fut choisi de Dieu pour estre le trône de la divinité, l’organe et l’instrument par lequel Dieu voulait se communiquer éternellement avec les hommes. C’est là Jésus-Christ, le prem-

  1. Préface du livre intitulé, le Nouveau Ciel et la Nouvelle Terre, imprimé à Amsterdam en 1679.
  2. Vie continuée de mademoiselle Bourignon, pag. 315