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ACHILLE.

lyre était d’un grand secours à ce héros pour modérer l’ardeur violente de sa colère[1]. Il n’est pas vrai qu’Athénée fasse cette remarque après Théopompe, et je suis fort trompé si la cause de l’égarement de Moréri n’est un passage de Vossius au Traité de la Musique. Ce savant homme, ayant cité Athénée pour l’observation qu’on vient de voir, dit tout de suite que les ambassadeurs des Gètes, qui allaient pour quelque traité de paix ou de trêve, vers des gens dont il fallait apaiser l’irritation, se présentaient jouant de la lyre[2], et allègue pour son garant Athénée, qui rapporte cela du livre XLVIe. de l’histoire de Théopompe. M. Hofman est à peu près dans la même erreur que je viens de remarquer. On eût trouvé un peu mieux son compte dans Philostrate ; car il observe que Chiron ayant aperçu qu’Achille ne pouvait vaincre sa colère, lui enseigna la musique[3].

Il y a eu des gens qui ont voulu dire qu’Achille chantait sur la lyre, non les beaux exploits des grands hommes, mais les maux que l’amour lui faisait souffrir.

Talis cantatâ Briseide venit Achilles
Acrior, et positis erupit in Hectora plectrix[4].
Ille Pelethroniam cecinit miserabile carmen
Ad citharam, citharâ tensior ipse sud[5].


Ce sont, je crois, des médisances qu’on peut réfuter par la réponse que fit Alexandre-le-Grand à celui qui lui offrait la lyre de Pâris : Je m’en soucie peu, lui dit-il ; mais je verrais volontiers celle d’Achille, sur laquelle il chantait les actions des héros du temps passé. Plutarque, qui rapporte ainsi la chose dans la vie de ce prince, lui attribue ailleurs[6] une autre réponse, savoir celle-ci : Je n’ai que faire de celle-là ; car j’ai celle d’Achille, au son de laquelle il se reposait en chantant les louanges des vaillans personnages ; mais celle de Pâris avait une harmonie trop molle et trop féminine, sur laquelle il chantait des chansonnettes d’amour. Ce n’est pas le seul exemple qui montre que Plutarque se rendait tellement maître de certains faits, qu’il les tournait et les appliquait tantôt d’une façon, tantôt de l’autre. Assurément Alexandre n’a point répondu ces deux choses, et apparemment c’est la dernière qui est de l’invention de l’historien. Pour ce qui regarde ces paroles, car j’ai celle d’Achille, on croit aisément qu’Alexandre eût voulu l’avoir ; mais qui doute qu’il ne soit très-faux qu’il l’ait eue ? Élien rapporte le fait conformément à la première narration de Plutarque [7]. Un commentateur d’Élien assure qu’Homère représente en divers endroits Achille chantant sur la lyre les exploits des grands capitaines [8]. Il se trompe : Homère ne le fait qu’en un seul lieu, et son erreur étant celle d’un homme tout autrement fort de reins que Moréri en fait de littérature, pourrait consoler Moréri, s’il était en vie. Kuhnius ne corrige point cette faute [9]. Stace qui, contre les termes formels d’Homère, suppose qu’Achille pendant sa retraite chantait ses amours et sa Briséis, témoigne en d’autres endroits que, dès sa plus tendre jeunesse, il avait employé ses instrumens de musique dans l’antre de Chiron, à célébrer les grandes actions des anciens.

..........Nec major in istis
Sudor, Apullineo quàm fila sonantia plectro
Cum quaterem, priscosque virum mirarer honores[10].


Ce furent les combats d’Hercule, ceux de Pollux et ceux de Thésée, qu’il chanta devant sa mère, qui l’était allée voir dans cet antre, à quoi il joignit les fameuses noces de son père :

.....Canit ille libens immania laudum
Semina, qui tumidœ superarit jussa novercœ
Amphitryonades : crudum quo Bebryca cœstu
Obruerit Pollux : quanto circumdata nexu
Ruperit Ægides Minoi brachia Tauri,
Maternos in fine thoros, superisque gravatum
Pelion[11].


J’avoue cependant que Philostrate le

  1. Athenæus, lib. XIV, pag. 624.
  2. Vossius, de Musice, pag. 45. Le passage d’Athénée est page 627.
  3. In Heroïc. pag. 705, C. Vide etiam Ælium Hist. Var. lib. XIV, cap. XXIII.
  4. Statius, Silv. IV, lib. IV, vs. 35.
  5. Priapeior. carm. LXIX.
  6. Plutarque, de la Fortune d’Alexandre, liv. I, chap. VI.
  7. Æliani Histor. Var. lib. IX, cap. XXXVIII.
  8. Scheffer. in hunc locum Æliani.
  9. Kuhnius, in Ælian. ibid.
  10. Statius, Achill. lib. II, vs. 442.
  11. Idem, ibidem, lib. I, vs. 189.