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ACHILLE.

tis, voyant qu’elle ne pouvait éviter qu’Achille n’allât au siége de Troie, fut supplier Vulcain de faire des armes pour Achille, à l’épreuve de toute force humaine[1]. Vulcain ayant fait ces armes déclara qu’il ne les livrerait point qu’après avoir obtenu de Thétis ce qu’elle pouvait accorder de plus précieux. Elle s’en défendit, offrant de témoigner sa reconnaissance par toute sorte d’autres services ; mais voyant qu’il ne voulait que le service personnel, elle lui promit de payer de sa personne, pourvu que les armes fussent propres à Achille, ce qu’il faudrait essayer sur elle-même, qui était de la taille de son fils. Vulcain, content de son marché, livra les armes à Thétis, qui les endossa et s’enfuit. Ce pauvre boiteux, ne pouvant l’atteindre, lui jeta son marteau et la blessa au talon.

On a donc pu dire en général que Thétis fit faire à son fils des armes impénétrables pour sa première campagne. Mais puisqu’Homère est la principale source où il fallait puiser pour cet article, il ne fallait pas oublier qu’après la mort de Patrocle, à qui Hector avait ôté les armes d’Achille, Thétis en obtint d’autres de Vulcain. C’est un des plus beaux épisodes de l’Iliade, et il a servi de modèle à Virgile pour l’un des meilleurs morceaux de l’Enéide. Il méritait donc bien qu’on en touchât quelque mot. Remarquez que, selon Servius, les armes que Patrocle portait quand il fut tué, avaient été faites à Pelée par Vulcain[2].

(G) La mort de Patrocle fut vengée bientôt après. ] Moréri a eu raison de dire qu’Achille reprit bientôt les armes, que la perte de Briséis lui avait fait mettre bas. En effet, puisque toute l’Iliade ne comprend qu’une année [3], selon le sentiment du P. Mambrun, dans son Traité du Poëme épique, il faut que depuis la retraite d’Achille jusqu’à son retour à l’armée après la mort de Patrocle, il ne se soit passé que peu de mois. Ainsi, Malherbe tomba dans une étrange bévue lorsqu’il débita comme un fait certain qu’Achille avait été neuf ans devant la ville de Troie sans se battre.

Achille, a qui la Grèce a donné cette marque
D’avoir eu le courage aussi haut que les cieux,
Fut en la même peine, et ne put faire mieux
Que soupirer neuf ans dans le fond d’une barque[4].

Sarrazin, trompé apparemment par cet endroit de Malherbe, qu’il voulut imiter, avait dit dans une ode qui est fort belle :

Achille, beau comme le jour,
Et vaillant comme son épée,
Pleura neuf ans pour son amour,
Comme un enfant pour sa poupée.

Mais M. Ménage a corrigé cette faute [5] dans l’édition qu’il a procurée des œuvres de Sarrazin ; il fit mettre neuf mois au lieu de neuf ans. Au reste, cette comparaison d’Achille avec un enfant qui pleure pour sa poupée a son fondement dans l’Iliade, où nous voyons qu’Achille, après avoir perdu sa concubine Briséis, court, fondant en larmes, en faire ses plaintes à sa mère, et que sa bonne mère le console tout comme s’il eût été un petit garçon.

Χειρί τέ μιν κατέρεξεν, ἔπος τ᾽ ἔϕατ᾽ ἐκ τ᾽ ὀνόμαζε,
Τέκνον, τί κλαίεις ; τί δέ σε ϕρένας ἵκετο πένθος ;
Ἐαύδα, μὴ κεῦθε νόῳ, ἵνα εἴδωμεν ἄμφω[6].

Manuque ipsum demulsit, verbumque dixit et nomen :
Fili, quid fles ? quis verò tibi mentem invasit mœror ?
Dic, ne cela animo, ut sciamus ambo.

La majesté de l’épopée souffrait ces naïvetés en ce temps-là ; n’en disons donc rien. Convenons du beau génie d’Homère, convenons de la fécondité et de l’éloquence de sa muse ; mais disons aussi,

Sed ille,
Si foret hoc nostrum fato dilatus in œvum, etc.[7].

(H) Le traîna autour des murailles de Troie. ] Personne peut-être n’avait dit avant Virgile que le cadavre d’Hector fut traîné trois fois autour des murailles de Troie.

Tem circum Iliacos raptaverat Hectora muros.[8].


  1. Apud Natal. Comitem, Mythol. lib. IX, cap. XII. Tzetzès sur Lycophon, pag. 36, en touche quelque chose. Ce que je rapporte, et que Natalis Comes ne rapporte pas, se trouve dans le scoliaste de Pindare, in Nem., Ode IV.
  2. Servius, in Æneid. lib. I, vs. 483.
  3. M. Ménage, Observat. sur Malherbe, pag. 441, croit qu’elle en comprend beaucoup moins.
  4. Malherbe. Poés. liv. V, pag. 125.
  5. Ménage, Observat. sur Malherbe, p. 441.
  6. Homer. Iliad. lib. I, vs. 361.
  7. Horat. Sat. X, lib. I, vs. 68.
  8. Virgil., Æneid., lib. I, vs. 483.