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ACHILLE.

nom d’Achille. ] Nous avons parlé des étymologies de ce nom dans la remarque (B) de l’article précédent ; mais il faut parler en particulier de celle dont il s’agit ici. Elle va toujours de compagnie avec la tradition qui porte qu’Achille ne fut nourri que de chair et de moelle d’animaux. La liaison de ces deux choses est fondée sur ce que le mot grec χιλὸς signifie proprement la nourriture que la terre nous fournit. Mais quelques auteurs ont là-dessus une assez plaisante opinion. La voici, selon les propres termes du père Gautruche, dans son Histoire poétique. Je choisis cet ouvrage plutôt qu’un autre, parce qu’il a été imprimé plusieurs fois et en plusieurs langues, et qu’il passe pour être propre à tout le monde[1]. Or il n’y a point de fautes qu’il faille plus soigneusement remarquer que celles qui peuvent séduire beaucoup de gens. Au lieu de lait, c’est le père Gautruche qui parle[2], et des autres viandes communes, Chiron ne le nourrissait que de moelle de lion ou de sanglier, pour faire naître en sa personne le courage et la force de ces animaux. De là vint, selon l’opinion de quelques-uns, que n’étant ainsi nourri d’aucune viande, on le nomma Achille, c’est-à-dire, sans chyle. Quoique la dernière période de ce passage ne paraisse pas dans les dernières éditions, je ne laisserai pas de remarquer, 1°. que c’est une erreur de dire que l’on n’est nourri d’aucune viande, lorsque l’on n’est nourri que de moelle d’animaux ; car la moelle est comprise incontestablement sous le mot de viande, par opposition même aux alimens qui sont permis durant le carême ; 2°. qu’il est faux que la moelle ne se convertisse pas en chyle, et que ceux qui ne seraient nourris que de moelle seraient sans chyle. Ces remarques ne paraîtront pas superflues à ceux qui considéreront que cette doctrine du père Gautruche se trouve dans une infinité d’exemplaires de son ouvrage et dans d’autres écrivains [3] ; et que, dans l’édition où l’on a supprimé les fautes, on ne dit pas pourquoi on les a ôtées.

L’erreur est venue de ce que le terme χιλὸς, dont Euphorion s’est servi dans des vers cités par l’auteur du grand Etymologicum, et par Eustathius, a été pris pour cette substance molle et blanchâtre en quoi l’estomac convertit les alimens, et que les médecins appellent chyle, du mot grec χυλὸς : au lieu qu’il fallait entendre par χιλὸς comme a fait M. de Méziriac [4], après Eustathius, la nourriture qu’on prend des choses que l’on sème en terre. Natalis Comes a mal traduit Euphorion : car il lui fait dire qu’Achille n’avait point goûté de lait[5]. Vigénère et Fungérus, se fortifiant faussement de l’autorité de saint Grégoire de Nazianze, ne rencontrent pas mieux. Ils attribuent à saint Grégoire ce qui n’est que dans la version latine des Commentaires de Nicétas Serron, archevêque d’Héraclée dans le onzième siècle, sur les oraisons de ce père[6]. Fungérus conclut qu’Achille a été nourri sine cibo, de ce qu’on ne lui donna à manger que de la moelle de cerf. L’autre veut que χιλὸς signifie suc, et qu’Achille ait été nourri sans suc, pour ce qu’il fut nourri, non de viandes accoutumées aux hommes, mais de chairs de bêtes sauvages toutes crues[7]. François Alunno adopte la moitié de cette dernière erreur. Fu nutrito, dit-il[8], nel monte Pelio da Chirone centauro, nè mai in quel tempo mangiò cibo cotto, perchè fu nominato Achille, perchè α in Greco significa senza, e χιλὸς cibo cotto. Il y en a qui, prenant le mot χιλὸς simplement pour nourriture, fondent l’étymologie d’Achille sur ce que son précepteur Chiron, au bout d’un certain temps, ne lui fournit plus ni moelle de bêtes sauvages, ni quoi

  1. Il s’en est fait une édition à Utrecht, en 1690, à laquelle on a ajouté la traduction en latin et en flamand. La traduction latine avait déjà paru à part. Les Anglais le publièrent en leur langue l’an 1671.
  2. Hist. poét. liv. II, chap. XV, pag. 158, édition de la Haye, en 1681 , qui est la quatrième.
  3. Entre autres dans le Dictionnaire historique de Juigné.
  4. Méziriac, Épîtres d’Ovide, pag. 248, le poëte Euphorion est mal nommé Euphoron.
  5. Natal. Comes, Mythol. lib. IX, cap. XII.
  6. Cette version est imprimée avec les Œuvres de saint Grégoire.
  7. Vigénère, Comment. sur Philostr., de la Nourrit. d’Achille, pag. 543.
  8. Dans sa Fabrica del mondo, qui est un Dictionnaire sur Boccace, Dante, Pétrarque, etc., imprimé à Venise en 1588, in-folio.