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ACHILLE.

coup de vitesse à la course, et qui a porté Homère à l’honorer incessamment, ou de l’éloge de πόδας ὠκύς, allant bien du pied, ou de quelque autre épithète de même signification, ποδώκκς, ποδάρκης, πὸδας ταχὺς, τοσὶ ταχέεσσι, κραεπνοἶσι, etc. Présentement c’est ainsi que nous recommanderions le mérite d’un laquais basque ; mais anciennement c’était une qualité héroïque[1] : et ainsi on ne pourrait tout au plus blâmer Homère que d’en avoir fait une cheville de vers répétée trop souvent. On a donc cru qu’il fallait feindre qu’un héros d’une vitesse extraordinaire avait été nourri de moelle de cerf : et on s’est tellement appliqué à cette notion, qu’on n’a pas pris garde que la moelle d’un animal si timide était d’ailleurs très-peu propre à ce foudre de guerre et à ce cœur de lion, Ἀχιλλῆα ῥηξήνορα θυμολέοντα.[2] Achillem frangentem viros animo leonino, qui, dans l’extrême mépris qu’il témoigna au général de l’armée, lui dit entre autres injures,

Va, sac à vin, yeux de chien, cœur de cerf.


C’est ainsi que Vigénère traduit[3] ce vers du Ier. livre de l’Iliade :

Οινοϐαρὲς, κυνὸς ὄμματ' ἔχων, κραδίην δ᾿ ἐλαϕοίο.

Je ne pense pas que, si l’on décidait la chose à la pluralité des voix, l’on jugeât que la moelle du cerf ait été la nourriture d’Achille, ni que M. de Girac pût trouver confirmation de ce qu’il a dit trop légèrement, que cette moelle a été la seule nourriture du héros d’Homère, suivant l’opinion commune des anciens. Mais, quand cela serait vrai, un vieux traducteur français du traité de Pallio[4] ne serait point excusable d’avoir déterminé à cette moelle ce que Tertullien avait dit en général de celle des bêtes sauvages. Les traducteurs n’ont point ce droit-là. Ille ferarum medullis educatus (undè et nominis consilium [5] quandoquidem labiis vacuerat ab uberum gustu) : Lui qui avoit esté nourri de moelle de cerf (d’où il fut nommé à dessein, attendu qu’il n’avoit jamais sucé mamelle de ses lèvres), etc. Théodore Marcilius a bronché aussi sur ces paroles, ayant prétendu que Tertullien désigne l’étymologie sine chilo, ἄνευ χιλοῦ[6] ; ce qui est visiblement faux, comme M. de Saumaise l’a remarqué. On aurait pu remarquer une autre méprise de ce même auteur. La voici ; c’est qu’Achille, selon Vélius Longus, cité par Cassiodore, devait son nom au mot χεῖλος, comme s’il eût été de ces personnes qu’on nommait chilones ou labeones, c’est-à-dire, qui avaient de grosses lèvres. Lucrèce leur donne le nom de labiosus[7], et remarque qu’un amant qui veut excuser les imperfections de sa maîtresse, dit labiosa, ϕίλημα, une grosse lippue est un beau et spacieux champ de baisers. Mais il est faux que sur ce pied-là Achille doive son nom à χεῖλος, lèvre : c’est plutôt sur le pied d’avoir été mutilé en cette partie, quoique M. de Saumaise l’ait nié, contre un passage formel de Photius, dont j’ai déjà fait mention, et contre ce qu’en a dit positivement un vieux poëte nommé Agamestor[8], cité par Tzetzès. Voici les paroles de Saumaise, si chilones dicti à magnis et improbis labris, Achilles dictus fuerit quasi ἀνευ χειλέων, non quòd sine labris fuerit, sed quòd labiorum ministerio non usus fuerit infans[9]. Je ne nie point qu’Apollodore ne dise que le fils de Thétis, nommé Ligyron auparavant, fut nommé Achille par Chiron, à cause qu’il n’avait jamais appliqué ses lèvres à la mamelle. Ὅτι τὰ χείλκ μαςτοῖς οὐ προσενέγκη[10], quòd mammis labra minimè admovisset.

(B) Que c’est de là qu’est venu le

  1. Voyez la prodigieuse vitesse que Virgile donne à une jeune amazone nommée Camille, dans le livre VII de l’Enéide, vs. 807, et là-dessus le père La Cerda.
  2. Homer. Iliad. lib. VII, vs. 228.
  3. Vigénère, Comment. sur Philostr., de la Nourrit. d’Achille. pag. 544.
  4. Edmond Richer, qui publia sa version à Paris en 1600, in-8.
  5. M. de Saumaise approuve ceux qui lisent concilium.
  6. Not. crit. in Tertul de Pall. pag. 77, edit. Paris, anno 1614, in 8.
  7. Lucret. lib. IV.
  8. Dans son poëme sur les Noces de Thétis et de Pelée, qu’on prétend avoir précédé celui d’Hésiode sur le même sujet. Ni Vossius, ni Lorenzo Crasso, ne disent rien de ce poëte.
  9. Salmas. in Tertul. de Pallio, pag. 281, edit. anno 1656.
  10. Apollodor. Biblioth. lib. III, pag. 235.