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ACHILLE.

qu’il chagrina beaucoup les Troyens ; d’autres, parce qu’ayant appris le secret de la médecine, il apaisait les douleurs ; d’autres, parce qu’il n’avait qu’une lèvre ; d’autres, parce qu’il était propre au commandement ; d’autres, parce qu’il n’avait jamais tété ; et d’autres, parce qu’il sortit de chez son précepteur Chiron, sans avoir jamais mangé des fruits de la terre. Qui voudrait montrer par quelles analyses de grammaire ils trouvaient dans le nom d’Achille tant d’étymologies différentes, hérisserait de trop de grec cet endroit-ci. C’est pourquoi je renvoie le lecteur, s’il lui plaît, au grand Etymologicum, à Eustathius [1], à Tzetzès[2], etc. Messieurs Lloyd et Hofman, qui, à l’exemple de Fungérus et de plusieurs autres, ont enrichi de ces assortimens étymologiques l’article du fils de Pélée, devaient pour le moins nous avertir qu’on a pris bien de la peine pour rien, en voulant à toute force que le mot Achille dépendît des qualités personnelles du héros de l’Iliade. Ils auraient pu réfuter cette prétention en montrant qu’il y a eu des Achilles avant celui-là ; et nous indiquer une raison mille fois plus naturelle que toutes les autres pourquoi celui-là fut nommé Achille : c’est celle que j’ai rapportée, savoir, que le précepteur de son précepteur avait été ainsi appelé.

(C) Et le changea de telle sorte. ] Photius, qui nous a conservé quelques fragmens des sept livres que Ptolomée, fils d’Héphæstion, avait remplis des plus curieuses bagatelles de l’antiquité fabuleuse, a tronqué de telle sorte ce qui regarde Achille, fils de Jupiter et de Lamie[3], qu’il faut se donner la peine de conjecturer que ce fut avec la déesse Vénus qu’il entra en concurrence sur la beauté. On fonde cette conjecture sur l’indignation de Vénus contre le juge qui conféra le prix à Achille. Vénus, pour punir ce juge, le rendit amoureux d’Écho, et si laid, que sa seule figure le faisait haïr. C’est ainsi que Schottus a entendu le texte de Photius. Mais M. de Méziriac partage les effets de la colère de Vénus à Pan et à Achille : celui-là devint amoureux, et celui-ci le plus laid homme du monde[4]. C’est en vain que l’on consulterait l’original pour savoir si la version d’André Schottus est meilleure que celle de Méziriac : car, si d’un côté l’on peut dire que les règles d’une grammaire exacte sont pour Schottus, l’on peut dire de l’autre que les auteurs grecs ne s’assujettissaient pas à de telles règles, et qu’il n’est point rare que, s’agissant de plusieurs personnes dans une de leurs périodes, le pronom le, lui, se rapporte indifféremment, ou à la personne la plus éloignée, ou à la personne la plus prochaine. Les Latins n’y sont pas plus scrupuleux. C’est la grammaire française qui est en cela d’une merveilleuse exactitude ; car elle veut que l’on répète plutôt deux ou trois fois le même nom propre en peu de lignes, que de laisser en suspens l’esprit du lecteur. Si l’on consulte la raison, ou pour ou contre Méziriac et le père Schottus, on aura de la peine à trouver quelque point fixe. Il se peut faire qu’une personne qui a perdu son procès ne se venge que du juge. Apollon se contenta de punir Midas, qui avait blâmé la sentence de supériorité prononcée en faveur d’Apollon et au préjudice de Pan[5]. Par là, Méziriac perdrait sa cause : mais on se venge aussi quelquefois et de son juge et de son rival [6] ; et sur ce pied-là, le père André Schottus aurait mal traduit : car, selon lui, Vénus indignée ne fait aucun mal à celui qui remporte la victoire. Il est vrai aussi que, selon l’autre interprète, elle ne fait pas grand mal au juge inique ; elle se contente de lui donner de l’amour pour une nymphe, qui, selon la tradition des anciens[7], eut une fille de lui. Tout bien compté, il semble que Méziriac a du dessous ; et, s’il avait raison, Photius ou son Ptolomée seraient blâmables de n’avoir pas déclaré que la même Vénus qui rendit Pan amoureux d’Écho, le rendit malheureux dans ses amours. Il fallait nécessairement marquer cette

  1. Eustath. in Iliad. lib. I.
  2. Tzetzes in Lycophron.
  3. Photius, Bibliothecæ num. 1901
  4. Méziriac, Épîtres d’Ovide, pag. 253.
  5. Ovidius, Metam. lib. XI, vs. 175.
  6. Arachné, Marsyas, Thamyris, les filles de Piérus, sont une preuve qu’on se venge aussi quelquefois d’un compétiteur.
  7. Il y avait une tradition différente de celle-là : nous en parlons dans l’article Pan. [Bayle n’a pas donné cet article.]