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ABRABANEL.

que les moralistes rigides exigeraient d’un patriarche : car enfin, on ne peut nier qu’Abimelech, regardant par les fenêtres, ne l’ait surpris se divertissant avec Rébecca à un certain jeu d’où l’on pouvait conclure certainement qu’ils étaient mari et femme. Prenez garde qu’ils étaient mariés depuis quarante ans : Isaac était donc âgé de quatre-vingts ans. Saint Augustin, dans ses livres contre Faustus le manichéen, grand frondeur des patriarches, fait l’apologie d’Isaac d’une manière solide [1] ; et dans le fond, c’est être trop rigoureux que de vouloir qu’un patriarche ou qu’un prélat marié ne puisse prendre de petites récréations avec sa femme sans fermer tous les volets des fenêtres. Car il faut avoir cette bonne opinion de leur prud’homie, que, si la nature voulait passer des petites caresses aux plus grandes, ils se soutiendraient assez sur un chemin si glissant pour donner ordre que l’on ne vît rien des fenêtres du voisin. Cornélius à Lapide ne sait ce qu’il réfute quand il s’emporte contre les auteurs de la première explication. Judæi impuri, dit-il[2], jocum hunc intelligunt copulam conjugalem. Sed apage hos cynicos. Quis credat Isaac publicè, et spectante rege, tam inverecundum, lubricum, et cynicum fuisse ? Ce n’est pas de quoi il s’agit : personne ne prétend qu’Isaac fût alors au milieu des rues ; il était dans sa chambre, et n’avait pas bien fermé les fenêtres : voilà tout ; et si c’est trop, vous serez vous-même obligé de condamner le patriarche, et de faire le Caton envers lui. On sait que Caton chassa du sénat un Manlius, parce qu’en plein jour, et en présence de sa fille, il avait donné un baiser à sa femme[3]. Ce Manlius aurait été consul apparemment à la prochaine élection. On cherche des mystères allégoriques[4] dans ce jeu d’Isaac et de Rébecca, auxquels, sans doute, ni eux, ni l’historien sacré, ne songèrent point. Je ne mets pas ces sortes d’erreurs au nombre de celles que je compile : ce serait la mer à boire. Il serait à souhaiter que la plupart de ces imaginations mystiques fussent inconnues à tout le monde.

(F) Peu s’en est fallu que quelqu’un du peuple n’ait couché avec votre femme. ] Il fallait que les Philistins fussent de terribles gens sur le chapitre de l’amour, puisque Abimelech leur roi est surpris que personne n’eût couché avec Rébecca, qui ne passait que pour sœur d’Isaac. Nous apprenons de là en même temps qu’ils respectaient le mariage. Quant aux filles, on croyait assez en ces pays-là qu’elles étaient pour le premier occupant. Témoin Dina, la fille de Jacob, quand elle voulut s’aller promener : on l’empauma tout aussitôt, on jouit d’elle, et puis on lui parla de mariage[5].

  1. August. contra Faust., lib. XXII, cap. XLVI. M. Thiers cite une partie de ce passage, page 4 de son Traité des jeux et des divertissemens.
  2. Cornel. à Lapide in Genes., cap. XXVI, vs. 8.
  3. Plutarch. in Cat. Majore, pag. 346.
  4. Voyez Pererius, in Genes., cap. XXIV.
  5. Genes., chap. XXXIV.

ABLANCOURT (Nicolas Perrot, sieur d’). Cherchez Perrot.

ABRABANEL[a] (Isaac), rabbin célèbre, naquit à Lisbonne (A), l’an 1437, d’une famille qui se disait descendre du roi David (B). Il se poussa beaucoup à la cour d’Alphonse V, roi de Portugal, et y fut honoré des plus grandes charges, ce qui dura jusqu’à la mort de ce prince ; mais il éprouva un étrange changement sous le nouveau roi. Abrabanel était âgé de quarante-cinq ans lorsque Jean II succéda à son père Alphonse. Tous ceux qui avaient gouverné les affaires sous le règne précédent furent chassés : et si nous ajoutions foi à notre rabbin, nous croirions qu’on machina sourdement leur mort, sous prétexte qu’ils avaient dessein de livrer au roi d’Espagne la couronne de Portugal. Il ne savait rien de cela lorsque, pour obéir à l’ordre qu’il avait reçu de se rendre auprès du roi, il s’en al-

  1. On le nomme aussi Abrabaniel, Abarbanel, Abarbinel, Abravanel, Avravanel, Abarbenal.