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ABIMELECH.

ham votre père m’avait déjà joué le même tour. Or, quelle apparence que, s’il eût été déjà attrapé par Abraham, il eût donné encore une fois dans le même piége ; ou qu’y ayant donné, il n’eût pas fait une aigre censure à Isaac, tant sur les mensonges de son père que sur les siens propres ? Il n’aurait pas oublié ceux d’Abraham qui lui avaient causé beaucoup de dommage. Saint Chrysostôme trouvait si vraisemblable ce que je viens de dire, qu’il avança courageusement en chaire qu’Abimelech fit des reproches à Isaac sur la supercherie d’Abraham. Rex adhuc habens recentem memoriam eorum quæ tempore patriarchæ rapta Sara tulerat, increpabat eum reumque arguens dicebat, Cur hoc fecisti ?..….. Hanc deceptionem et olim sustinuimus à patre tuo[1]. Mais tout cela n’a point d’autre fondement que les priviléges de la rhétorique, lesquels on étend quelquefois presque aussi loin que ceux des poëtes et des peintres.

 ......... Pictoribus atque poëtis
Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas[2].

Deux choses semblent favoriser le sentiment que le sieur Moréri a suivi. 1°. Le roi de Guérar, au temps d’Abraham, a le même nom qu’au temps d’Isaac, et il a un général d’armée qui s’appelle Picol en l’un et en l’autre temps. 2°. Rébecca, quelque belle qu’elle soit, n’est pas enlevée, comme l’avait été Sara ; c’est qu’Abimelech avait eu le temps de vieillir, et se souvenait des mauvaises suites de l’enlèvement de Sara. Je réponds, 1°., qu’il y a eu des noms affectés à tous les rois d’un certain pays, comme celui de Pharaon aux rois d’Égypte. Pourquoi celui d’Abimelech n’aurait-il pas été commun à tous les rois de Guérar ? Picol était peut-être un nom de charge. Peut-être aussi que la charge avait passé du père au fils. Je réponds, 2°., que l’Abimelech d’Isaac pouvait n’être plus un jeune homme, quoiqu’il ne fût pas celui qui avait enlevé Sara. Je crois franchement que c’était un bon vieillard, puisqu’il ne forma aucun dessein sur la belle Rébecca, laquelle il ne croyait point mariée ; et puisqu’il ne dit point à Isaac qu’elle avait été en danger de sa part, mais seulement de la part de ses sujets : et, comme ceux-ci vivaient dans un tel débordement, que toute belle femme étrangère qui ne passait pas pour mariée courait grand risque, je ne vois point de cause plus vraisemblable de la continence d’Abimelech envers Rébecca que la vieillesse. Il vient un temps qu’on est trop sage, disent les jeunes libertins.

(E) À un certain jeu. ] Quelques-uns se sont imaginé que l’Écriture avait voulu exprimer honnêtement, sous le mot de jeu, le devoir conjugal qu’Isaac rendait à sa femme lorsque par hasard Abimelech, regardant par la fenêtre, rencontra sous ses yeux un tel objet. Putant quidam honestè significari eo vocabulo copulam carnalem. Sed non fit verisimile Isaac prudentissimum et sanctissimum virum tam incautè rem habuisse cum uxore, ut id per fenestram prospicere, ut Scriptura inquit, rex posset Abimelech. Credibilius igitur est eo vocabulo significatos esse tales jocos et blanditias in amplexando et osculando, quales inter conjuges agitari turpe non est : extra conjugium verò nefas est[3]. D’autres ne veulent point ouïr parler de cette sorte d’interprétation : ils disent qu’Isaac était trop sage et trop réglé pour avoir si mal pris ses mesures, et que, dans ces occasions, il se gardait bien d’être en lieu où les voisins le pussent voir par les fenêtres. Il faut donc, disent-ils, entendre, par le mot de jeu, certains passe-temps qui, pour n’être pas le dernier acte de la comédie, ne laissent pas d’être trop forts entre des gens qui ne sont point mariés, quelque parenté qu’il y ait d’ailleurs entre eux. Ces passe-temps doivent signifier quelque autre chose que causer familièrement, que railler, que rire ensemble ; car un frère et une sœur font tout cela très-honnêtement, et sans qu’on en puisse conclure ce qu’Abimelech conclut du jeu d’Isaac et de Rébecca. Cette explication me paraît incomparablement plus raisonnable que la première : et néanmoins, il faut avouer que la tendresse empêchait quelquefois Isaac d’avoir cette grande précaution

  1. Chrysost. Homil. LI et LII.
  2. Horat. de Arte poëticâ, v. 9.
  3. Pererius in Genes., cap. XXVI.