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ABIMELECH.

pas une grande différence entre l’affliction personnelle d’Abimelech et l’affliction personnelle du premier ravisseur [1] de Sara. Ils disent de celui-ci qu’il fut atteint de la maladie ratan, qui est le plus incommode de tous les ulcères, et celui particulièrement qui est le plus opposé aux corvées amoureuses[2]. Salomon Iarchi veut que la plaie de ce roi d’Égypte ait été un mal de tête, causé par un ver, qui s’était formé dans son cerveau : Morbus perturbati cerebri ob innatum ipsi vermiculum, quo qui laborant, iis concubitus gravis fit, et liberi gignuntur ulcerosi[3]. Quelques-uns croiront que ces dernières paroles gâtent tout ; car ils s’imaginent qu’il faut, pour l’honneur de Sara, que la plaie de Pharao l’ait rendu absolument impuissant. Voyez nos remarques sur l’article de cette sainte femme.

(C) Des mémoires préférables à ceux de Moïse. ] Il y a long-temps que j’ai conçu de l’indignation contre Josephe, et contre ceux qui l’épargnent sur ce sujet. Un homme qui faisait profession ouverte du judaïsme, dont la foi était fondée sur la divinité de l’Écriture, ose raconter les choses autrement qu’il ne les lit dans la Genèse : il change, il ajoute, il supprime des circonstances ; en un mot, il se met en opposition avec Moïse, de telle sorte qu’il faut que l’un des deux soit un faux historien. Cela est-il supportable ? et n’en faut-il pas conclure, ou qu’il ne s’est guère soucié de scandaliser sa nation, ou qu’il a cru que le sentiment particulier qu’il avait sur la faillibilité, et par conséquent sur la non-inspiration de Moïse, était commun parmi les Juifs ? Il méritait bien que Théodore de Bèze lui donnât ce coup : Hoc ego semel pronuncio, quòd tu nunquàm falsum esse ostendes, si verus est multis locis Josephus, mentitum esse multis locis Mosem et sacros omnes scriptores. Sed nos potiùs istos pro veris ipsius Dei interpretibus, illum vero pro sacerdote rerum sacrarum valdè imperito, atque etiam negligente et prophano scriptore habebimus [4]. Je crois que tous les anciens historiens ont pris la même licence à l’égard des vieux mémoires qu’ils consultaient. Ils ont cousu des supplémens ; et, n’y trouvant pas les faits développés et embellis à leur fantaisie, ils les ont étendus et habillés comme il leur a plu : et aujourd’hui, nous prenons cela pour histoire.

(D) C’était le successeur de celui qui avait enlevé Sara. ] Je ne me fonde point sur la longue vie qu’il faudrait donner à Abimelech, s’il avait été encore au monde lorsque Isaac s’en alla en Guérar. Ce voyage est postérieur à l’achat que fit Jacob du droit d’aînesse : on peut donc supposer qu’Isaac avait alors quatre-vingts ans, car il en avait soixante lorsque Ésaü et Jacob naquirent : et Esaü était déjà grand chasseur quand il vendit son droit d’aînesse. D’autre côté, Abimelech, qui enleva Sara, était roi et marié avant qu’Isaac vînt au monde : il aurait donc eu cent bonnes années pour le moins, lorsque Isaac fit le voyage de Guérar. Mais est-ce une affaire ? En ce temps-là les hommes ne vivaient-ils pas plus de cent cinquante ans[5] ? On a peine à croire, quand on le lit, que des personnes habiles[6] soient capables d’objecter ces paroles de l’Ecclésiastique, omnis potentatùs vita brevis[7] ; comme si, en supposant la canonicité de cet ouvrage, il était contre la révélation que le règne d’un homme eût duré cent ans. Qui ne voit que, si ce passage avait la force qu’on lui attribue, il faudrait nier toutes les histoires qui apprennent qu’il y a eu des règnes qui ont duré plus de cinquante ou soixante ans ? Qu’est-ce donc qui me porte à croire que l’Abimelech qui enleva Sara n’est point le même qui traita alliance avec Isaac ? Le voici. Ce dernier Abimelech crut bonnement, sur la parole d’Isaac, que Rebecca n’était que sa sœur ; et lorsqu’il en fut désabusé, non pas par les paroles, mais par les actions d’Isaac, il le reprit doucement de son mensonge, sans lui dire, vous chassez de race ; Abra-

  1. Pharao, roi d’Égypte.
  2. Apud Mercerum, in Riveti Oper., tom. I, pag. 395.
  3. Apud Heidegg. Hist. patriarch., tom. II, pag. 154.
  4. Th. Beza, Respons. ad Balduinum Oper. tom. II, pag. 220.
  5. Abraham vécut 175 ans, et Isaac 180.
  6. Pererius, in Genes., cap. XXVI, Præf. Saliani Annal., tom. I, pag. 520.
  7. La version de Genève porte : Toute tyrannie est de petite durée. Chap. XI, vs. 11.