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ABIMELECH.

que quand sa maladie fut un peu passée, quelque temps après le songe. Il y en a qui croient qu’Abimelech ne fut point incommodé en sa personne, mais seulement en la personne de ses femmes[1] ; et que, quand l’Écriture rapporte que Dieu le guérit, cela ne signifie, sinon qu’il leva le scellé qui avait été apposé chez lui sur toute matrice [2]. Je ne me ferais pas fort tirer l’oreille pour approuver cette explication ; Car je ne vois aucune trace de maladie pour Abimelech dans tout le chapitre XX de la Genèse, hormis dans ces paroles du verset 17 : Dieu guérit Abimelech, sa femme et ses servantes ; puis enfantèrent. Mais comme le verset suivant ne fait mention que de l’incommodité de ces femmes, il est assez probable que c’était en cela que consistait tout le mal que Dieu avait envoyé à Abimelech. Je donne ailleurs [3] la réponse à la question que l’on me peut faire : Pourquoi ce prince, s’il se portait bien, ne satisfit pas la passion qui lui fit enlever Sara ? Je ne n’étonne pas des rêveries que les Juifs ont débitées sur cette aventure ; je m’étonnerais beaucoup plus de leur conduite, s’ils n’avaient pas forgé cent chimères concernant notre Abimelech. Ils disent que tous les conduits du corps furent bouchés dans sa maison, tant aux hommes qu’aux bêtes, tant aux mâles qu’aux femelles ; de sorte que rien ne pouvait y entrer, ni en sortir[4]. On ne pouvait plus ni manger ni boire ; on ne pouvait plus rien chasser du ventre, etc. Les hommes furent d’ailleurs frappés d’une si grande froideur, qu’Abimelech fut hors d’état d’exercer aucune fonction virile, tant envers Sara qu’envers toute autre. Un célèbre théologien protestant [5] adopte cette tradition, quant à la dernière partie, et rejette tout le reste comme ridicule ou superflu. Il dit que, comme le diable empêche quelquefois par ses ligatures [6] que les personnes mariées ne puissent se rendre le devoir conjugal, il n’est pas hors d’apparence que Dieu ait envoyé une pareille affliction à la famille d’Abimelech, pour une bonne et sainte fin, qui était de conserver la pudicité de Sara, et de faire paraître très-certainement qu’elle n’avait reçu aucune atteinte dans cette maison. Il croit donc que tous les domestiques d’Abimelech furent frappés du mal de stérilité : les hommes, par une impuissance semblable à celle qui vient des sortiléges ; les femmes, par une entière fermeture des portes de la vie, où par un rétrécissement qui les rendit inhabiles à concevoir. En voilà trop de la moitié, dira-t-on ; et il suffisait aux desseins de Dieu que les hommes fussent malécifiés : mais il faut répondre que la clôture des parties féminines étant un fait dont Moïse parle nommément, il n’y a pas moyen de le renvoyer comme superflu. Voici deux explications de ce fait qui n’aplanissent pas entièrement le chemin. Les uns veulent que Moïse ait voulu dire que la femme et les servantes d’Abimelech ne purent pas accoucher quand le terme fut venu : elles eurent bien des tranchées et bien des douleurs ; mais ce fut comme au temps dont parle le prophète Ésaïe, Vencrunt filii usque ad os matricis, et vis non est ad partum[7]. Les autres disent qu’il a voulu dire qu’elles ne concevaient plus. La première explication ne peut s’accorder avec la Genèse, à moins qu’on ne suppose que toutes les femmes qui appartenaient à Abimelech se trouvèrent grosses au temps de l’enlèvement de Sara[8] : ce qui n’est point vraisemblable. La seconde demanderait que Sara eût demeuré plus long-temps qu’elle n’a fait dans la maison de ce prince ; car il ne faut pas peu de temps pour savoir si tout un grand nombre de femmes a perdu la faculté de concevoir. Ces embarras ont obligé un très-savant interprète à dire que la punition que Dieu envoya sur la famille d’Abimelech fut connue d’une manière qui ne nous est pas connue. [9]. Au reste, les rabbins ne mettent

  1. Saliani Annal., tom. I, pag. 469.
  2. Genèse, chap. XX, v. 18.
  3. Dans la remarque (C) de l’article Sara.
  4. Apud Mercerum. Vide Riveti Exercit. in Genes., Operum tom. I, pag. 395.
  5. Rivet, là-même. Heidegger le suit pas à pas, Hist. Patriarch., tom. II, pag. 165.
  6. On appelle cela vulgairement nouer l’aiguillette.
  7. Ésaïe, cap. XXXVIII, vs. 3.
  8. L’Éternel avait entièrement resserré toute matrice de la maison d’Abimelech. Genes., chap. XX, vs. 18.
  9. Mercerus apud Rivetum, Oper. tom. I, pag. 395.