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ABÉLARD.

intelligence ; qui totum scibile sciebat, comme on a dit de lui dans son épitaphe. Accurse, dans l’endroit cité, ne nous en donne point d’autre idée que celle-là ; et ceux qui sur les paroles du glossateur, ont cru que Petrus Baylardus ou Bailardus avait été un célèbre professeur en droit, se sont trompés. Il n’y en a jamais eu de ce nom-là. Bailardus n’est autre qu’Abélard, et c’est une des dix ou douze manières dont on a écrit le nom de cet auteur. Les Italiens, très-sujets à ces sortes de retranchemens, ont dit Bailardus pour Abailardus, comme Ragona pour Aragona, Naldo pour Arnaldo, Berto pour Alberto ou Lamberto. On ne niera pas du moins que Jacques-Philippe de Bergame, moine augustin, n’ait appelé notre Abélard, Baliardus[1]. C’est l’observation de M. de la Monnaie. Je m’en vais dire une chose dont je ne m’avisai pas dans la première édition. Je crois qu’Abélard mourut avant que l’étude du droit romain fût connue en France. On l’avait ressuscitée en Italie quelques années auparavant[2], et l’on peut bien s’imaginer que l’enfance de cette nouvelle vie dura quelque temps. Il est donc hors d’apparence qu’on ait eu recours à notre dialecticien français pour l’explication d’une loi particulière difficile au souverain point, et d’un très-petit usage. On ne s’amuse guère à débrouiller de pareilles choses après qu’on prétend avoir éclairci les plus importantes, ou lorsqu’on tâche de renchérir sur les premiers interprètes. Il se passe donc du temps avant qu’on en vienne là. S’il était permis d’employer les règles de M. Ménage, on dirait peut-être que le Bailardus d’Accurse est une corruption du mot Bulgarus, Balgarus, Bailgarus, Bailgardus, Bailardus. Ceux qui copient mal les noms propres, et ceux qui ne les prononcent pas bien, peuvent introduire peu à peu de grands changemens. Peut-être avait-on dit du jurisconsulte Bulgarus ce qu’Accurse, trompé par ces corruptions de nom, attribua à Petrus Bailardus.

(BB) Des erreurs de M. Moréri. ] 1.o Il est faux qu’Abélard ait enseigné la théologie à Corbeil, et à Melun. 2.o Dire que tous les auteurs avouaient qu’Héloïse était nièce du chanoine Fulbert est une mauvaise preuve contre Papyre Masson, qui a dit qu’elle était fille naturelle d’un chanoine. Rien n’empêche que Fulbert n’ait eu une sœur qui ne se soit pas bien conduite : je dis une sœur car il était oncle maternel d’Héloïse, avunculus. Je m’étonne qu’André Du Chêne [3] ait cru pouvoir réfuter Papyre Masson par la même preuve dont M. Moréri se sert. 3.o Il ne paraît pas qu’Abélard se soit introduit chez le chanoine sous prétexte d’enseigner la théologie à Héloïse : pourquoi spécifie-t-on ce que les auteurs qu’on doit suivre ne disent qu’en général ? Ces termes, erat cupidus ille valdè, atque erga neptim suam ut ampliùs semper in doctrinam proficeret litteratoriam plurimùm studiosus[4], ne désignent-ils pas moins la théologie qu’une autre science ? 4.o Il ne paraît point qu’Héloïse ait eu beaucoup d’estime pour Abélard avant même qu’ils fussent logés ensemble. 5.o Il n’est pas vrai qu’il la mena en Bretagne, quand elle se fut dérobée de chez son oncle : il l’envoya bien dans cette province mais il se tint à Paris se précautionnant le mieux qu’il pouvait contre les entreprises de Fulbert, jusqu’à ce qu’il l’eut apaisé, en lui promettant d’épouser sa nièce. Alors il fut la joindre en Bretagne, comme on le voit dans la relation de ses infortunes. L’Histoire abrégée d’Héloïse et d’Abélard, qu’on a imprimée depuis peu [5], n’est point exacte sur ce point. On y suppose qu’Abélard sortit de Paris en même temps que de la maison du chanoine ; qu’il y retourna quand il eut su que son écolière était grosse ; et qu’il l’enleva de nuit, afin de l’épouser clandestinement, en attendant que ses parens lui permissent de l’épouser publiquement. Il n’avait nul dessein de l’épouser quand il l’enleva, et il ne prétendit jamais que son mariage dût être connu dans le monde. 6.o Héloïse ne lui dit point franchement qu’elle ne prétendait pas par ce mariage priver… l’Église d’un docteur qui selon son espérance y serait bientôt un illustre prélat. Rien de sem-

  1. Voyez ci-dessus, citation (39).
  2. Voyez l’article Irnerius
  3. Notæ ad Hist. calamit. Abælardi.
  4. Abælardi Oper., pag. 11.
  5. À la Haye, en 1693 in-12.