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ABÉLARD.

homme, qu’encore qu’on sût qu’il n’avait plus de quoi contenter une femme, on ne laissait pas de dire qu’un reste de volupté sensuelle le tenait attaché à son ancienne maîtresse. Quod me facere sincera charitas compellebat, solita derogantium pravitas impudentissimè accusabat, dicens me adhuc quâdam carnalis concupiscentiæ oblectatione teneri, qui pristinæ dilectæ substinere absentiam vix aut nunquàm paterer. C’est la plainte que l’on trouve dans la page 35 de sa relation. Il se consola par l’exemple de saint Jérôme, dont l’amitié pour Paule servit d’entretien aux médisans ; et il crut réfuter invinciblement la calomnie en remarquant que les plus jaloux commettent leurs femmes à la garde des eunuques. Le père Théophile Raynaud s’est moqué de cette raison, parce qu’il avait lu quantité d’exemples de commerce impur entre des femmes et des hommes mutilés. Ex quibus omnibus liquet quàm frigida fuerit Petri Abelardi apologia, cùm redargutus de nimiâ familiaritate cum amicâ quidem suâ Heloïsâ, et aliis monialibus paraclitensibus reposuit, eunuchos, qualis ipse factus erat, tutò et absque omni periculo posse versari cum feminis[1]. J’en dirai quelque chose dans l’article Combabus. Héloïse aimait si ardemment Abélard, quoiqu’on le lui eût châtré, que les vertus de cet homme pouvaient courir de grands risques auprès d’elle. Voyez nos remarques sur l’article de cette femme. Ces paroles de Virgile,

. . . Notumque furere quid femina possit,
Triste per augurium Teucrorum pectora ducunt
[2],


représentent en quelque manière la conduite de ceux qui craindraient que la passion d’Héloïse n’ait eu trop de force sur la chasteté de son Abélard.

(V) Le promoteur de l’oppression. ] C’est de quoi nous parlerons dans l’article de Bérenger de Poitiers.

(X) Le 21 avril 1142. ] Cela montre que le nouvel auteur de la vie d’Abélard s’est fort abusé en le faisant vivre l’an 1170. Je parle de l’auteur d’un petit livre imprimé à la Haye en 1693, où l’on trouve, avec l’Histoire abrégée d’Héloïse et d’Abélard, trois autres petites pièces.

(Y) Son corps fut envoyé à Héloïse. ] Pasquier assure qu’Abélard, par son testament, ordonna d’être inhumé dans le monastère du Paraclet[3]. François d’Amboise l’assure aussi[4] ; mais il n’en donne point d’autre preuve que le témoignage de Pasquier. Ce qui me rend incrédule là-dessus est que Pierre le Vénérable n’en fait aucune mention dans la lettre qu’il écrit à Héloïse, où il lui rend compte des dernières heures d’Abélard[5]. Bien plus, l’absolution d’Abélard fait foi que l’on n’envoya son corps au Paraclet qu’afin de gratifier Héloïse. C’est une marque qu’elle avait demandé cette faveur. Or, quel droit aurait eu l’abbé de Cluny de faire d’une disposition testamentaire la matière d’un bienfait ? Le calendrier de l’abbaye du Paraclet confirme puissamment tout ceci ; car on y trouve ces paroles : viii kal. januar. obiit Petrus, cluniacensis abbas, cujus concessu habet ecclesia nostra corpus magistri nostri Petri [6]. Le silence d’André Du Chesne, dans ses notes sur l’épître où Abélard raconte ses infortunes est une grande raison pour moi contre Pasquier. Il y en a qui, sans parler de testament, disent qu’on donna à Héloïse le corps de feu son mari, comme il avait témoigné par ses lettres qu’il souhaitait que l’on fît[7] : mais on ne cite ni ces lettres, ni personne qui les ait citées. J’ai trouvé l’endroit à la page 53 de ses œuvres. Il était alors dans son abbaye de Ruis, et craignait d’être assassiné de jour en jour. Quòd si me Dominus in manibus inimicorum tradiderit (écrit-il à Héloïse), scilicet ut ipsi prævalentes me interficiant, aut quocunque casu viam universæ carnis absens à vobis ingrediar, cadaver obsecro nostrum ubicunquè vel sepultum, vel expositum jacuerit, ad cimiterium vestrum deferri faciatis, ubi filiæ nostræ, imò in Christo sorores, sepulcrum nostrum sæpiùs videntes, ad preces pro

  1. Th. Raynaud, de Eunuchis, pag. 148.
  2. Virgilii Æneid., lib. V, v. 6.
  3. Pasquier, Recherche de la France, livre VI, chap. XVII.
  4. Prœf. Apologet. Oper. Abælardi.
  5. In Operib. Abælardi, pag. 337.
  6. Apud Andr. Quercetanum, (sive Du Chesne ) in Notis ad Histor. calamit. Abælardi, in ejus Operibus.
  7. Cave, Histor. Litter. script. Eccles, pag. 652.