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ABÉLARD.

les prêtres et pour les moines ; car dès lors ils sont moins capables de le faire soulever. L’une des raisons, me dit-on, pourquoi les jésuites ne plaisent point là au souverain, c’est qu’ils gardent mieux le decorum de leur caractère ; et qu’ainsi, se faisant plus respecter au menu peuple par un extérieur plus réglé, ils sont plus en état d’exciter une sédition. J’ai de la peine à m’imaginer qu’un désordre aussi affreux que celui-là soit véritable. Où en serait-on si l’autorité souveraine avait besoin de se maintenir par un tel expédient, et si le clergé se rendait plus formidable par ses bonnes que par ses mauvaises mœurs ! Ce désordre serait mille fois plus déplorable que celui dont parle Tacite, lorsqu’il dit que, sous un mauvais gouvernement, la grande réputation n’expose pas à moins de périls que la mauvaise. Intravit animum militaris gloriæ cupido, ingrata temporibus, quibus sinistra erga eminentes interpretatio nec minus periculum ex magnâ famâ, quàm ex malâ[1]. Mais voyons les paroles mêmes d’Abélard. Intervenientibus amicis quibusdam nostris regem et consilium ejus super hoc compellavi, et sic quod volebam, impetravi. Stephanus quippè regis tunc dapifer, vocato in partem abbate et familiaribus ejus, quœsivit ab eis cur invitum retinere vellent, ex quo incurrere facilè scandalum possent, et nullam utilitatem habere ; cùm nullatenùs vita mea et ipsorum convenire possent. Sciebam autem in hoc regii consilii sententiam esse, ut quominùs regularis abbatia illa esset, magis regi esset subjecta atque utilis, quantùm videlicet ad lucra temporalia. Undè me facilè regis et suorum assensum consequi credideram ; sicque actum est[2]. Quelques pages après, il dit qu’un seigneur breton s’était prévalu de la mauvaise vie des moines de Ruis, afin de s’emparer de leurs biens[3]. Ôter à des gens qui par la sainteté de leur vie se sont acquis la vénération des peuples, ôter, dis-je, à de telles gens ce que la charité des fidèles leur a donné, n’est pas une petite entreprise ; mais on ne croit pas risquer beaucoup en l’ôtant à des personnes qui scandalisent le public.

(Q) Qui, comme de nouveaux apôtres. ] Lisez ce qui suit. Quosdam adversùm me novos apostolos, quibus mundus plurimùm credebat, excitaverant. Quorum alter (c’était saint Norbert) regularium canonicorum vitam, alter (c’était saint Bernard) monachorum se resuscitasse gloriabatur[4]. Héloïse, à la page quarante-deuxième, les nomme de faux apôtres. Voyez ci-dessus la fin de la remarque (N), où l’on réfute l’auteur de la nouvelle histoire d’Héloïse et d’Abélard.

(R) Les moines de l’abbaye de Ruis.... l’élurent pour leur supérieur. ] Le bénédictin qui a tant travaillé sur les antiquités de Paris a eu grand tort de censurer Belleforêt, qui avait dit qu’Abélard posséda une abbaye dans la Bretagne. Qu’il ait été abbé en Bretagne, cela est faux ; car, au sortir du Paraclet, il se retira à Cluny, et a persévéré en icelle congrégation jusqu’à la mort[5]. Voilà un auteur bien mal informé. Il ignore que Pierre Abélard eut une abbaye en Bretagne avant et après la cession du Paraclet. S’il avait bien lu la lettre[6] dont il cite quelques passages, il y aurait vu cela avec la dernière évidence.

(S) Et même aux plus grands dangers. ] Les moines tâchèrent souvent de l’empoisonner ; et, ne pouvant en venir à bout dans les viandes ordinaires, à cause de ses précautions, ils essayèrent de l’empoisonner par le pain et par le vin de l’eucharistie. Un jour, n’ayant pas mangé d’une viande qui lui a ait été préparée, il vit mourir son compagnon qui la mangea. Les excommunications dont il foudroyait les plus mutins de ses religieux ne remédièrent pas au désordre. Enfin il craignit plus le poignard que le poison, et se compara à celui que le tyran de Syracuse fit mettre à sa table sous une épée qui ne pendait qu’à un fil[7].

(T) On en causa, nonobstant sa mutilation. ] La médisance se déchaînait si furieusement contre ce pauvre

  1. Tacitus, in Vitâ Agricolæ, cap. V.
  2. Abælardi Oper., pag. 27.
  3. Ex inordinatione scilicet ipsius monasterii nactus occasionem. Abælardi Oper. pag. 33.
  4. Abælardi Oper., pag. 31.
  5. Du Breul, Antiq. de Paris, pag. 888, édition de 1639, in-4.
  6. Celle d’Abélard qui contient la relation de sa vie.
  7. Abælardi Oper., pag. 39 et 40.