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ABÉLARD.

relever sont reprochées à Belleforêt, dans la préface mentionnée ci-dessus, où d’ailleurs on le censure avec raison d’avoir glosé sur l’épitaphe d’Abélard, comme si les louanges outrées que l’on y lit étaient une preuve de son imprudence et de son orgueil insupportable. Il est certain que cette épitaphe fut composée par l’abbé de Cluny, après la mort d’Abélard. Plusieurs historiens ont mal distingué les deux conciles qui traitèrent la cause de ce personnage. Paul Émile veut que celui de Sens soit le premier où elle ait été examinée[1] : Du Haillan débite le même mensonge, et l’accompagne de plusieurs autres[2] ; comme, qu’Abélard n’osa comparaître ; que tous ses écrits furent condamnés au feu ; et que la seconde fois qu’il fut cité les prélats disputèrent longuement avant que de le condamner. Philippe de Bergame soutient que l’hérétique [3] ayant été convaincu, en présence du roi Louis, par les puissantes raisons de ces doctes et catholiques prélats, abjura ses fausses doctrines, se fit moine, et passa le reste de ses jours fort saintement dans un désert avec quelques-uns de ses disciples. On trouverait mille chroniqueurs qui ont copié les uns des autres ces mêmes mensonges. Un petit livre[4], que j’ai déjà cité, met dans la bouche d’Héloïse ces paroles : Que n’avancèrent point ces deux faux prophètes, qui déclamèrent si fortement contre vous au concile de Reims ! Ces deux faux prophètes sont saint Bernard et saint Norbert. Héloïse n’a point dit qu’ils aient crié dans quelque concile, et en tout cas ce n’est point dans celui de Reims.

(O) Les accusations de crime d’état. ] C’est un artifice dont on s’est servi tant de fois depuis que les Juifs l’employèrent contre Notre-Seigneur[5], qu’il est étrange qu’on l’ose employer encore aujourd’hui. Ne devrait-on pas craindre qu’une lâcheté aussi usée de vieillesse que celle-là ne fût incapable de séduire ? Non, on ne le doit pas craindre ; le monde est trop indisciplinable pour profiter des maladies des siècles passés. Chaque siècle se comporte comme s’il était le premier venu ; et comme l’esprit de persécution et de vengeance a tâché jusqu’à présent d’intéresser les souverains dans ses querelles particulières, il tâchera de les y mêler jusqu’à la fin du monde : et nous pouvons bien appliquer ici la sentence de Salomon, ce qui a été, c’est ce qui sera ; et ce qui a été fait, c’est ce qui se fera[6]. Nos descendans diront, aussi-bien que nous,

Qui méprise Colin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi[7].

(P) Sont assez curieuses. ] Abélard, ne pouvant avoir de l’abbé de Saint-Denis la permission de se retirer, eut recours aux machines de la politique. Il savait que plus les moines de Saint-Denis se plongeaient dans le désordre, plus la cour exerçait d’autorité sur cette abbaye et en tirait du profit. Il fit donc entendre au roi et à son conseil qu’il n’était pas de l’intérêt de sa majesté qu’un religieux comme lui, qui censurait éternellement la mauvaise vie de ces moines, demeurât long-temps parmi eux. On entendit à demi-mot ce que cela voulait dire ; et l’on donna ordre à l’un des principaux de la cour de demander à l’abbé, et aux confidens de l’abbé, pour quelle raison ils voulaient retenir par force un moine dont la vie ne s’accordait pas avec la leur, et qui, à cause de cela, ne leur était bon à rien, et pouvait aisément leur procurer quelque honte. La conclusion fut qu’Abélard se retira. Je me souviens à ce propos d’avoir demandé un jour à un homme qui me contait mille et mille dérèglemens des ecclésiastiques de Venise, comment il se pouvait faire que le sénat souffrît des choses qui faisaient si peu d’honneur à la religion et à l’état. On me fit réponse que le bien public obligeait le souverain à user de cette indulgence ; et, pour m’expliquer cette énigme, on ajouta que le sénat était bien aise que le peuple eût le dernier mépris pour

  1. Pauli Æmilii, Hist. Franc, in Ludovico VII.
  2. Du Haillan, Histoire de France, sous Louis VII.
  3. Il le nomme Baliardus, in Supplem. Chron. ad an, 1135.
  4. Histoire d’Héloïse et d’Abélard, avec la lettre passionnée qu’elle lui écrivit. Imprimé à la Haye, en 1693, in-12.
  5. Évang. de saint Luc, chap. XXIII, v. 2.
  6. Eccles., chap. I, v. 9.
  7. Despréaux, sat. IX, v. 305, 306.