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ABÉLARD.

duis, quorum quidem nulla esset in essentiâ diversitas, sed solâ multitudine accidentum varietas[1]. Les scotistes, avec leur universale formale à parte rei, ou leur unitas formalis à parte rei, ne s’éloignent point de ce sentiment. Or je dis que le spinosisme n’est qu’une extension de ce dogme ; car, selon les disciples de Scot, les natures universelles sont indivisiblement les mêmes dans chacun de leurs individus : la nature humaine de Pierre est indivisiblement la même que la nature humaine de Paul. Sur quel fondement disent-ils cela ? C’est que le même attribut d’homme qui convient à Pierre convient aussi à Paul. Voilà justement l’illusion des spinosistes. L’attribut, disent-ils, ne diffère point de la substance à laquelle il convient : donc partout où est le même attribut, là aussi se trouve la même substance ; et, par conséquent, puisque le même attribut se trouve dans toutes les substances, elles ne sont qu’une substance. Il n’y a donc qu’une substance dans l’univers ; et toutes les diversités que nous voyons dans le monde ne sont que différentes modifications d’une seule et même substance. L’adversaire d’Abélard n’eût eu rien de bon à dire contre cela ; et je ne vois point ce que le cordelier Frassen [2], qui n’a rien changé à la doctrine de Scot, au milieu des lumières philosophiques qui ont éclairé ce siècle, pourrait répondre à Spinosa. Mais les autres scolastiques n’auraient besoin, pour renverser totalement ce mauvais système, que de distinguer entre idem numero, et idem specie, ou similitudine. Pierre et Paul n’ont point la même nature ni le même attribut si, par même, vous entendez autre chose que semblable.

(D) Comme une espèce de batterie. ] Il faut l’entendre lui-même. Quia locum nostrum ab œmulo nostro fecerat occupari, extra civitatem in monte Sanctæ Genovefæ scholarum nostrarum castra posui, quasi eum obsessurus qui locum occupaverat nostrum. Quo audito, magister noster statìm ad urbem impudenter rediens, scholas quas tunc habere poterat, et conventiculum fratrum ad pristinum reduxit monasterium, quasi militem suum quem deseruerat ab obsidione nostrâ liberaturus[3]. La vie d’Abélard, que M. Thomasius[4] a publiée en Allemagne, m’apprend une chose qu’André Du Chesne, François d’Amboise, et peut-être tous ceux qui avaient parlé d’Abélard, ont ignorée ; c’est qu’au milieu de ses ennuis et de ses persécutions, et depuis qu’il eut placé Héloïse dans le Paraclet, il retourna sur le mont Sainte-Geneviève, pour y faire des leçons publiques. C’est de quoi Jean de Sarisbéri, qui y fut son écolier, ne nous permet pas d’être en doute. Cùm primùm, dit-il[5], adolescens admodùm, studiorum causâ migrâssem in Gallias anno altero postquàm illustris rex Anglorum Henricus, leo justitiæ, rebus excessit humanis, contuli me ad peripateticum Palatinum[6], qui tunc in monte Sanctæ-Genovefæ clarus doctor et admirabilis omnibus præsidebat. Ibi ad pedes ejus prima artis hujus rudimenta accepi, et, pro modulo ingenioli mei, quicquid excidebat ab ore ejus totâ mentis aviditate excipiebam. Deindè post discessum ejus, qui midi præproperus visus est, adhæsi magistro Alberico, qui inter cæteros opinatissimus dialecticus enitebat, et erat reverà nominalis sectæ acerrimus impugnator. Voilà manifestement l’année 1136. Il faut donc que Pierre Abélard soit retourné à Paris long-temps après le concile de Soissons, et qu’il en soit sorti peu d’années avant le concile de Sens.

(E) Il se transporta à Laon. ] Othon de Frisingen a mal arrangé les choses, quand il a dit qu’Abélard étudia d’abord sous Roscelin, et puis sous Anselme de Laon, et sous Guillaume des Champeaux, évêque de Châllons[7]. L’ordre des temps n’est point là gardé ; et d’ailleurs ce Guillaume ne fut

  1. Abælardi Epist. I, pag. 5.
  2. Voyez le capucin Casimir de Toulouse, in Atom. Peripatet., tom. V, pag. 130.
  3. Abælardi Epist., pag. 6.
  4. Il est fils de Jacques Thomasius, professeur à Leipsic, auteur de cette Vie d’Abélard imprimée à Hall en 1693. Voyez ci-dessous, citation (13).
  5. Jo. Sarisber. Metalog., lib. II, cap. X, pag. 802.
  6. C’est-à-dire, Abélard, comme l’auteur l’explique lui-même, pag. 814. In hâc opinione, dit-il, deprehensus est peripateticus Palatinus Abelardus noster.
  7. Otho Frising. de Gestis Frider. I, lib. I, cap. XLVII.