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ABÉLARD.

(A) Il naquit au village de Palais[* 1]. ] Son père avait un peu étudié avant que de porter les armes, et il eut grand soin de faire instruire tous ses enfans, et surtout l’aîné. On ne saurait bien dire si Abélard était cet aîné ; car il parle sur cela d’une manière qui a donné lieu à deux opinions différentes. Voici ses paroles : Primogenitum suum quantò chariorem habebat, tantò diligentiùs erudiri curavit. Ego verò, quantò ampliùs in studio litterarum profeci, tantò ardentiùs in eis inhæsi, et in tanto carum amore illectus sum, ut militaris gloriæ pompam cum hæreditate et prærogativa primogenitorum meorum fratribus derelinquens, Martis curiæ penitùs abdicarem ut Minervæ gremio educarer. Pasquier, en vertu de ces expressions, ne balance point à le prendre pour le fils aîné[1] ; mais d’autres disent positivement qu’il était cadet. C’est le sentiment du Père Alexandre. Militaris gloriæ pompam cum hæreditate primogenitis fratribus derelinquens, dit-il[2], en parlant d’Abélard. Il y en a même qui le font le plus jeune de la famille[3]. Si j’avais à choisir, je ne préférerais pas la dernière explication à la première. Il ne faut pas douter que le surnom Palatinus qu’il portait n’eût pour fondement le mot latin Palatium, qui était le nom de sa patrie. Il était si connu sous le nom de Peripateticus Palatinus, que Jean de Sarisbéri ne le qualifie jamais autrement[4]. Il y en a qui soupçonnent que la raison de cette épithète venait de quelque palais magnifique où il faisait ses leçons[5] ; ce n’est point cela.

(B) Une école à Melun. ] Je n’ai pas trouvé, en comparant la relation d’Abélard avec l’abrégé que Pasquier en donne, qu’elle ait été abrégée fort exactement. Voici l’ordre de ses aventures, selon l’abrégé. Abélard se vint camper à Corbeil, la première fois qu’il quitta Paris. Il revint à Paris lorsque Champeaux se fut fait moine. Il fut contraint d’en sortir pour la seconde fois, et alors il s’en alla à Melun. Il retourna à Paris, ayant su que Champeaux était allé résider à son évêché de Châlons. Champeaux, averti de ce retour, revint à Paris pour traverser Abélard. Celui-ci fut enfin contraint de quitter la partie, et se fit écolier d’Anselme, lecteur en théologie à Paris : il devint ensuite lui-même lecteur en théologie, et fut prié par un chanoine de vouloir donner tous les jours une heure de leçon à sa nièce. Il accepta le parti volontiers ; et, après avoir quelque temps continué ce métier, Amour se mit de la partie entre eux. Il y a plusieurs fautes dans ce narré. 1°. Abélard ne se campa à Corbeil qu’aprés avoir été à Melun. 2°. Quand il sortit de Melun pour la seconde fois, Champeaux s’était retiré dans un village auprès de Paris, et non pas à son évêché de Châlons : cette prélature ne lui avait pas encore été donnée ; il n’était que chanoine régulier : et je m’étonne que Pasquier n’ait pas senti l’absurdité des démarches qu’il faisait tenir à un évêque en le tirant de son siége épiscopal pour le faire disputer à Paris contre un régent de philosophie. 3°. Abélard n’eut point du dessous en cette rencontre ; il ne sortit de Paris que pour aller voir sa mère qui voulait se faire religieuse. 4°. Anselme enseignait la théologie à Laon, et non à Paris. 5°. Le chanoine ne demanda point des leçons pour sa nièce ; ce fut Abélard qui fit prier le chanoine de le prendre dans sa maison. 6°. Abélard avait désiré la jouissance d’Héloïse avant que de lui avoir fait aucune leçon. Dans quelle défiance ne doit-on pas être à l’égard d’une infinité de livres, puisque Pasquier bronche tant de fois en si beau chemin !

(C) Un spinosisme non développé. ] J’en fais juges tous ceux qui entendront ces paroles : erat in eâ sententiâ de communitate universalium, ut eamdem essentialiter rem totam simul singulis suis inesse astrueret indivi-

  1. * Leclerc prétend qu’il fallait écrire au Palets, et que c’est ainsi qu’on écrit et qu’on parle dans le lieu même. Niceron avait écrit comme Bayle, et ainsi ont fait les éditeurs du Moréri de 1759, Ladvocat, Chaudon, Feller, Watkins (ou du moins son traducteur français), la Biographie universelle, etc.
  1. Pasquier, Recherches de la France, liv. VI, chap. XVII.
  2. Natal. Alexander, sæc. XI et XII, part. III, pag. 2.
  3. Du Pin, Biblioth., tom. IX, pag. 108.
  4. Voyez son Polycraticus, pag. 111, et son Metalogicus, pag. 745, 802, 814, etc., édit. de Leyde, en 1639, in-8.
  5. Jacques Thomasius, in Vitâ Abælardi. Voyez ci-dessous, citation (13).