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VIE DE M. BAYLE.

relle, mon désintéressement, et le conseil de mes amis m’ayant porté à m’abandonner à sa discrétion et à lui protester que si peu qu’il me donnerait me contenterait, je n’aurai que deux cents francs. Il faudra faire la guerre à l’œil, et sans une délicatesse importune qui me contraint de ne me départir pas des lois de l’honnêteté, j’aurais pu me dédire avec bien des avantages pour réparer ma mauvaise fortune. Je suis un sot, me direz-vous, monsieur, de ne l’avoir pas fait. Il est vrai, et c’est la honte de paraître inconstant qui fait toute ma sottise. »

La situation désagréable de M. Bayle redoubla le zèle de M. Basnage, et le porta à agir plus vivement en sa faveur. Il pria M. Jurieu de s’intéresser pour lui, et M. Jurieu promit de le servir de tout son pouvoir. Il s’y trouvait d’autant plus disposé qu’il craignait que M. Brazi, qui était l’autre professeur en philosophie, et qu’il haïssait, n’eût assez de crédit pour faire choisir son fils à la place de M. Pithois. Ainsi ce n’était pas tant par considération pour M. Bayle que «[1] pour flatter sa passion favorite, qui était l’envie de dominer. Son parti n’était pas aussi fort qu’il le souhaitait dans l’académie, et si le parti opposé avait réussi dans le dessein de donner la chaire de philosophie au concurrent de M. Bayle, M. Jurieu ne prévoyait pour lui que chagrins et qu’amertumes, de sorte que qui que ce soit qui lui fût tombé entre les mains, il aurait remué ciel et terre pour l’établir sur l’exclusion de ce concurrent qu’il redoutait.

M. Basnage s’étant assuré de M. Jurieu, représenta à M. Bayle combien le parti qu’on lui proposait était préférable à l’état où il se trouvait, et le pressa de ne se pas refuser aux désirs de ses amis. Mais il continua à s’excuser sur son insuffisance et promit cependant de repasser sa philosophie, et de voir quels progrès il pourrait faire en cinq ou six mois d’étude :

« Je vous admire continuellement, dit-il[2], vous et votre humeur généreuse, bienfaisante et infatigable à servir ceux que vous aimez. Je demeure d’accord que le titre de précepteur est indigne d’un honnête homme, et que je dois m’en défaire incessamment. Je sais que celui de professeur en philosophie est autrement honorable, et qu’il ne semble pas mal propre à ma fortune et à mon état. La presse que vous me faites là-dessus me paraît de la plus judicieuse et de la plus sincère amitié du monde. Mais mon cher monsieur, le mal est que vous comptez sur ce que vous vous souvenez de m’avoir vu à Genève. C’était un temps où je disputais assez bien ; je venais frais émoulu d’une école où l’on m’avait bien enseigné la chicanerie

  1. Lettre sur les petits livres publiés contre la Cabale chimérique, p. 4, 5.
  2. Lettre du 5 de mai 1675, Œuvres diverses, etc., ubi supr., p. 592, 593.