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VIE DE M. BAYLE.

qu’un président à mortier avait alors appelé dans cette ville. Quand il fut à Paris, il envoya à sa mère ce portrait, et l’accompagna d’une lettre si tendre, si respectueuse, et qui marque si bien la situation de son esprit, que je ne saurais me dispenser de l’insérer dans ces mémoires. La voici [1] :

« Madame ma très-honorée mère,

» J’avais fait mon compte de vous envoyer tout à la fois et le portrait de mon cœur et celui de mon visage, mais il ne m’a pas été possible de trouver des expressions assez fortes pour représenter la grandeur de ma tendresse et de mon respect ; si bien que pour ne pas faire tort à mon cœur, j’ai pris le parti de vous envoyer seulement l’ouvrage du peintre. J’espérais qu’il me serait aussi facile de bien représenter ce qui se passe dans mon âme, qu’il lui a été facile de me portraire après le naturel. Il me semblait déjà que mille termes propres et significatifs s’empressaient à qui viendrait le premier au bout de ma plume. Cependant lorsqu’il a été question de venir au fait, je n’ai rien trouvé dans mon imagination de ce qui m’était nécessaire, et il m’a fallu abandonner cette besogne malgré moi. Pour suppléer à cela, ma très-bonne mère, imaginez-vous ce qu’il y a au monde de plus reconnaissant, de plus tendre et de plus respectueux ; et vous aurez l’idée de ce que je suis à votre égard, et que je n’ai pu exprimer dans une lettre. Il m’est bien doux que vous ayez tant souhaité mon portrait : il me le serait beaucoup si vous étiez persuadée que je suis innocent de vous l’avoir tant fait attendre. Si je ne puis avoir le vôtre, du moins vous aurai-je toujours peinte dans mon cœur, sur lequel vous avez été mise comme un cachet.

 » Puisse le bon Dieu, qui a toujours déployé ses gratuités sur nous, favoriser de plus en plus notre maison, vous accordant à vous, ma très-honorée mère, une vie longue et exempte de soucis, de chagrins et de maladies ; et à moi une protection qui vous laisse goûter les joies et les douceurs que le bonheur des personnes qui nous sont chères a coutume de nous apporter. Je suis d’un naturel à ne pas craindre la mauvaise fortune, et à ne faire pas des vœux ardens pour la bonne. Néanmoins cet équilibre et cette indifférence cessent dans mon esprit dès que je viens à faire réflexion que votre amitié pour moi vous fait sentir tout ce qui m’arrive. C’est pourquoi, dans la pensée que mon malheur vous serait un tourment, je voudrais être heureux : et quand je songe que mon bonheur ferait toute votre joie, je serais fâché que ma mauvaise fortune me continuât ses persécutions, auxquelles, pour mon intérêt particulier, j’ose me promettre de n’être jamais trop

  1. Cette lettre est datée du 16 avril 1675. La suscription est, Mademoiselle de Bayle, au Carla.

    [Cette lettre est à sa date dans les Œuvres diverses de Bayle.]