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VIE DE M. BAYLE.

on ne donnât ordre à M. Bayle, simple particulier, de sortir des Sept Provinces. C’était apparemment le but de ses ennemis. J’eus recours à milord Shaftsbury, et lui fis connaître le danger où se trouvait M. Bayle. Ce seigneur promit de parler à milord Sunderland ; mais en même temps il me dit qu’il serait à souhaiter que, pour fermer la bouche à ses ennemis, M. Bayle prit occasion dans quelqu’un de ses ouvrages de parler du succès des armes des alliés, qui était principalement dû à la sagesse et à l’activité du conseil d’Angleterre et à l’habileté du général anglais. Il ajouta que cela pouvait se faire sans affectation et sans s’éloigner de la qualité d’historien, et me fit connaître que je lui ferais plaisir de l’insinuer à M. Bayle comme de mon chef.

Je crus devoir rendre compte à M. Bayle de ce qui se passait, et de la conversation que j’avais eue avec milord Shaftsbury. Il me répondit [1] que M. Silvestre lui avait déjà appris la mauvaise humeur de milord Sunderland, fondée sur ce qu’il avait eu des conférences avec le marquis d’Allègre ; mais que c’était la plus grande fausseté du monde. À l’égard de l’autre chef d’accusation, qui était le principal sujet de l’animosité de milord Sunderland, M. Bayle dit « qu’il défiait ses plus violens ennemis de trouver dans ses ouvrages la moindre ombre d’affectation de parler à l’avantage du roi de France et de ses ministres et généraux, ni au désavantage des alliés ; car il ne faut pas, ajouta-t-il, mettre en ligne de compte les Pensées sur les comètes, livre, comme j’en ai averti au-devant de la troisième édition, qui fut fait dans la vue de le faire imprimer à Paris, etc. On sait que l’abbé Renaudot se fonda, entre autres choses, pour empêcher que mon Dictionnaire n’entrât en France, sur ce qu’il contenait des choses contre l’état. » M. Bayle rejeta bien loin le parti qu’on lui avait conseillé de prendre pour détruire les calomnies de ses ennemis. Incapable de flatter par des vues intéressées, ou même de louer hors de saison, il envisagea de ce côté-là ce qui lui était proposé, et déclara qu’il ne lui convenait point de faire cette démarche. « Au reste, dit-il, le plan que vous me marquez comme une chose qui désarmerait mes ennemis, est un conseil de bon ami ; je vous en remercie de tout mon cœur, mais il est impraticable pour moi. Il ne me conviendrait pas à mon âge de cinquante-neuf ans, qui est, quant à la faiblesse de tempérament que la nature m’a donnée, une vieillesse plus infirme qu’à l’égard des autres hommes l’âge de soixante-dix ou de soixante-quinze ans, qui d’ailleurs lutte depuis plus de six mois contre une maladie de poitrine, mal héréditaire dont ma mère et sa mère sont mortes, et qui par conséquent ne me permet pas de me proposer un long séjour en ce monde ; il ne me conviendrait pas, dis-je, d’écrire en courtisan et en flatteur des personnes en

  1. Lettre du 23 de juillet 1706, p. 1096 et suiv.