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VIE DE M. BAYLE.

tres hommes par votre profond savoir et par l’élévation de votre esprit, autant excelle-t-il par son âme généreuse et bienfaisante, par sa probité, et par cette égalité d’humeur qui fait un des plus doux charmes de la vie, et qui est si peu connue chez les grands. Conservez pour vos amis une santé que vous ménagez si peu par rapport à vous-même ; et prévenez dans une retraite tranquille et assurée les incommodités attachées à une vieillesse aussi respectable que la vôtre. » Milord Albemarle lui écrivit aussi, et confirma tout ce que M. le baron de Walef lui avait marqué de sa part. « Je souhaiterais de tout mon cœur, dit-il [1], pouvoir trouver quelque expression pour vous engager à m’accorder la grâce que je vous demande. Je tâcherai de vivre avec vous d’une manière à ne vous point faire repentir du parti que vous prendrez, en vous laissant une liberté entière sans aucune contrainte, et autant que vous en pouvez avoir à présent. C’est sur quoi vous pouvez compter. »

M. Bayle répondit à M. le baron de Walef qu’il se trouvait malheureux de ce que son état présent était tel, qu’il fallait de toute nécessité qu’il y persistât. « La Providence, ajouta-t-il [2], mêle de telle sorte le destin de certaines personnes, que, lorsqu’elles seraient disposées à jouir d’un bien, il ne se présente pas ; et qu’il se présente lorsqu’elles ne peuvent plus en jouir. Voilà mon sort ; je me compte pour un vieillard cassé ; mon tempérament est si faible, que je ne puis éviter d’être malade ou bien incommodé, si je ne me tiens dans l’uniformité de vie qu’une longue habitude m’a rendue nécessaire. Je n’ai consulté aucun de mes amis, car en examinant moi-même les raisons que j’eus l’honneur de vous représenter, et que vous combattîtes avec tout l’esprit et avec toute l’éloquence imaginables, j’ai trouvé invinciblement qu’il ne me convient point du tout de déménager. La bonne fortune vient à moi trop tard. Si elle se fût présentée plus tôt, elle m’eût rendu le plus content de tous les hommes ; j’aurais suivi avec la plus grande ardeur les raisons qui me font juger que le séjour de la capitale est avantageux aux gens de lettres. Plût à Dieu que vers l’année 1690, plus tôt ou un peu après, une condition aussi douce, aussi glorieuse que celle qu’il a plu à milord d’Albemarle de m’offrir, se fût présentée ! c’eût été le comble de mes souhaits, et le vrai moyen d’acquérir plusieurs connaissances et plusieurs degrés d’esprit et de lumières qui me manquent, et que je n’aurai jamais. » M. Bayle écrivit en même temps à M. le comte d’Albemarle pour le remercier de l’honneur qu’il avait bien voulu lui faire ; mais on n’a pu recouvrer cette lettre.

  1. Lettre du 11 de février 1706, pag. 1067.
  2. Lettre du 12 de février 1706, pag. 1068, 1069.