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VIE DE M. BAYLE.

seraient pas une récompense au cas que les créatures n’eussent point été douées de liberté, on répliquera qu’il n’y a nulle proportion entre une félicité éternelle et le bon usage que l’homme fait de son franc arbitre ; qu’ainsi le bonheur éternel que Dieu fait sentir à un homme de bien ne peut point être considéré, proprement parlant, comme une récompense ; c’est une faveur, c’est un don gratuit. On ne peut donc pas prétendre, selon l’exactitude des termes, que le franc arbitre a dû être conféré aux hommes afin qu’ils pussent mériter le bonheur du paradis, et l’obtenir à titre de récompense.

2o. L’impénitence n’étant autre chose qu’un mauvais usage de la liberté, tout revient à un, soit que l’on dise que Dieu ne damne les hommes qu’à cause qu’ils ne se repentent pas, soit que l’on dise qu’il les damne simplement à cause qu’ils ont péché. Il est vrai que, généralement parlant, c’est une marque de miséricorde que de vouloir remettre la peine à ceux qui auront regret de leur faute ; mais, quand on promet de pardonner, sous la condition du repentir, à des gens de l’impénitence desquels on est très-assuré, on ne promet rien, proprement parlant, et l’on est tout aussi résolu à les châtier que si on ne leur offrait aucune grâce ; si on voulait tout de bon les exempter de la peine, on les empêcherait d’être impénitens ; chose très-facile à celui qui est le maître des cœurs.

3o. L’origéniste n’oserait déterminer la durée des tourmens qui précédent l’éternité bienheureuse, car non-seulement on l’ignore, mais aussi on craindrait ou de la faire trop courte, et d’être accusé de lâcher la bride au pécheur, ou de la faire trop longue, et de ne point donner une juste idée de la miséricorde de Dieu. On n’oserait la faire, par exemple, ni de cent ans, ni d’un million d’années. On ne se fie donc guère à la nullité de proportion entre la durée d’un million de siècles et une durée infinie ; et on ne voit pas que ce soit résoudre la difficulté que de dire qu’il y a infiniment moins de proportion entre la durée de la terre et l’éternité, qu’il n’y en a entre une minute et cent millions d’années. Ce qui se peut assurer de ces cent millions d’années se peut aussi assurer d’autant de millions de siècles qu’il y a de gouttes d’eau dans l’Océan, puisqu’il n’y a nulle proportion entre le fini et l’infini. Cependant on ne saurait concevoir que le supplice d’une créature, continué pendant cent millions de siècles, soit compatible avec la souveraine bonté du Créateur. Ce nombre d’années, qui n’est rien en comparaison de l’éternité, paraît néanmoins une durée très-longue, quand il est considéré en lui-même, et par rapport à la personne souffrante. Or, que l’on diminue ce nombre tant que l’on voudra, on n’y trouvera autre chose qu’une diminution de rigueur, et on ne parviendra à la suprême bonté de Dieu qu’en supprimant jusqu’à la dernière minute les supplices des enfers. Nous louons la justesse d’un horloger, lorsque sa pendule ne se