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VIE DE M. BAYLE.

qui dans le fond ne changent rien dans l’univers. Si un horloger faisait une pendule qui, étant montée une fois, allât bien pendant une année entière, excepté deux ou trois secondes, qui ne seraient pas égales lorsqu’elle commencerait à marcher, pourrait-on dire que cet ouvrier ne se piquerait pas d’habileté ni d’exactitude dans ses ouvrages ? De même, si Dieu redresse un jour pour toute l’éternité les désordres que le mauvais usage de la liberté aura causés parmi les hommes, pourra-t-on s’étonner qu’il ne les ait pas fait cesser pendant le moment que nous aurons été sur cette terre ?

M. Bayle remarque qu’un manichéen pouvait répondre :

1o. Qu’il ne convient point à la bonté idéale ou souverainement parfaite de faire un présent dont on prévoit les mauvais effets, sans qu’on les arrête, quoiqu’on le puisse ; son attribut essentiel et distinctif est de disposer son sujet à faire des biens qui, par les voies les plus courtes et les plus certaines dont il se puisse servir, rendent heureuse la condition de celui qui les reçoit. Cette bonté idéale exclut essentiellement et nécessairement tout ce qui peut convenir à un être malicieux, et il est certain qu’un tel être se porterait aisément à répandre des faveurs dont il saurait que l’usage deviendrait funeste à ceux à qui il les communiquerait. Or, en consultant cette idée de bonté, on ne trouve point que Dieu, principe souverainement bon, ait pu renvoyer la félicité de la créature après plusieurs siècles de misère, ni lui donner un franc arbitre, dont il était très-certain qu’elle ferait un usage qui la perdrait. Mais si la bonté infinie du Créateur lui permettait de donner aux créatures une liberté dont elles pourraient faire un mauvais usage aussitôt qu’un bon usage, il faudrait, pour le moins, dire qu’elle l’engagerait à veiller de telle sortes sur leurs démarches, qu’elle ne les laisserait pas actuellement pécher. Pour ce qui est de la raison alléguée par l’origéniste, qu’il fallait accorder la liberté à la créature, afin de donner lieu à la vertu et au vice, au blâme et à la louange, à la récompense et aux peines, on pourrait répondre que, bien loin qu’une semblable raison ait dû obliger un être infiniment saint et infiniment libéral à donner le franc arbitre aux créatures, elle devait au contraire l’en détourner. Le vice et le blâme ne doivent point avoir lieu dans les ouvrages d’une cause infiniment sainte ; tout y doit être louable, la vertu seule y doit paraître, le vice en doit être banni. Et, comme tout doit être heureux dans l’empire d’un souverain être infiniment bon et infiniment puissant, les peines n’y doivent point avoir lieu. La vertu, la louange, les bienfaits peuvent fort bien exister sans que le vice, le blâme et les peines aient aucune existence que celle qu’on nomme idéale ou objective. L’origéniste reconnaît que cela arrivera lorsque toutes les créatures jouiront d’une félicité éternelle, qui succèdera à quelques siècles de souffrance. S’il répond que ces bienfaits ne