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VIE DE M. BAYLE.

le libraire en haleine [1]... Durant les délais des feuilles, le sieur Acher s’avisait de temps en temps de dire à M. Bayle qu’il n’imprimerait point ce projet sans savoir s’il pourrait déplaire. M. Bayle lui répondit toujours qu’il ferait bien de le donner à lire à qui bon lui semblerait ; et comme il dit à M. Bayle qu’il s’en rapporterait aussi à lui, M. Bayle lui répliqua qu’il ne le fit pas ; qu’il ne l’avait point lu, et qu’il ne le lirait point pendant qu’il serait manuscrit. Il lui marqua même fort naïvement ce qu’en pensaient MM. d’Ablancourt, de Bauval, et quelques autres qui l’avaient lu ; ce qui n’avait garde de le rebuter ; car les prophéties de M. Jurieu (qu’il avait imprimées) lui avaient fait connaître par expérience que les livres les plus remplis de chimères étaient les meilleurs de tous pour l’imprimeur... Enfin [2], lorsque M. Bayle ne savait plus que penser du retardement des feuilles, il apprit pendant le siége de Mons [3] qu’il y avait à la Haye des exemplaires de la première édition. Cela lui fit conseiller au libraire de renoncer au Projet de paix, d’autant plus que le siége de cette place, de quelque côté qu’il tournât, changerait l’état des choses, et il trouva qu’il avait déjà pris cette bonne résolution. »

L’écrit de M. Jurieu contre l’Avis aux réfugiés et contre M. Bayle était actuellement sous la presse lorsque les six premiers Entretiens du Projet de paix, imprimés à Lausanne, lui tombèrent entre les mains. Cet ouvrage lui était inconnu. « [4] M. Minutoli n’avait jamais parlé nommément de M. Jurieu dans ses lettres à M. Bayle, parmi ceux à qui il fallait montrer le manuscrit. Il crut sans doute que cela était inutile, ayant ouï parler de leurs grandes liaisons, et qu’en priant seulement son ami de le communiquer aux habiles gens, c’était de quoi être certain que M. Jurieu le verrait des premiers. M. Bayle n’aurait pas manqué de le lui montrer d’abord, encore que son ami ne lui en eût pas donné nommément la commission ; mais il craignit que M. Jurieu ne prit pour une insulte de voir que M. Bayle lui présentât à lire un projet de paix où l’on s’éloignait si étrangement de son système ; car M. Bayle comprit bien par la première lettre de M. Minutoli que, selon le projet, la religion des protestans ne devait pas être en France la religion dominante. Comme il n’avait jamais goûté ce système, et que peut-être il en avait parlé trop librement devant ses espions, il avait déjà encouru la haine secrète de M. Jurieu, de sorte que sur une matière aussi chatouilleuse que la gloire d’avoir bien ou mal prédit de grands événemens, il craignait avec rai-

  1. P. 22, 23.
  2. Ibid., p. 24.
  3. Mons capitula le 9 d’avril 1691, après seize jours de tranchée ouverte.
  4. Chimère de la cabale de Rotterdam démontrée, etc., p. 194, 195, dans la note.