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VIE DE M. BAYLE.

et qu’il l’a toujours exercée lorsqu’il en a eu le pouvoir. « Le supplice de Servet, ajoute-t-il, et d’un très-petit nombre d’autres gens semblables, errans dans les doctrines les plus essentielles, est regardé à présent comme une tache hideuse des premiers temps de notre réformation, fâcheux et déplorables restes du papisme, et je ne doute point que si le magistrat de Genève avait aujourd’hui un tel procès en main il ne s’abstînt bien soigneusement d’une telle violence, »

La 6e. objection est « que l’opinion de la tolérance ne peut que jeter l’état dans toute sorte de confusions, et produire une bigarrure horrible de sectes qui défigurent le Christianisme. » M. Bayle tire de cette objection une preuve pour son sentiment ; car si la multiplicité de religions nuit à un état, « C’est uniquement, dit-il [1], parce que l’une ne veut pas tolérer l’autre, mais l’engloutir par la voie des persécutions. Hinc prima mali labes, c’est là l’origine du mal. Si chacun, ajoute-t-il, avait la tolérance que je soutiens, il y aurait la même concorde dans un état divisé en dix religions, que dans une ville où les diverses espèces d’artisans s’entre-supportent mutuellement. Tout ce qu’il pourrait y avoir, ce serait une honnête émulation à qui plus se signalerait en piété, en bonnes mœurs, en science ; chacune se piquerait de prouver qu’elle est la plus amie de Dieu en témoignant un plus fort attachement à la pratique des bonnes œuvres ; elles se piqueraient même de plus d’affection pour la patrie si le souverain les protégeait toutes, et les tenait en équilibre par son équité ; or il est manifeste qu’une si belle émulation serait cause d’une infinité de biens, et par conséquent la tolérance est la chose du monde la plus propre à ramener le siècle d’or et à faire un concert et une harmonie de plusieurs voix et instrumens de différens tons et notes, aussi agréable pour le moins que l’uniformité d’une seule voix. Qu’est-ce donc qui empêche ce beau concert formé de voix et de tons si différens l’un de l’autre ? C’est que l’une des deux religions veut exercer une tyrannie cruelle sur les esprits, et forcer les autres à lui sacrifier leur conscience ; c’est que les rois fomentent cette injuste partialité, et livrent le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux d’une populace de moines et de clercs : en un mot, tout le désordre vient non pas de la tolérance, mais de la non-tolérance. » Il montre après cela en quel sens les princes doivent être les nourriciers de l’église. La 7e. objection est « qu’on ne peut nier la contrainte dans le sens littéral, sans introduire une tolérance générale. » M. Bayle avoue que la conséquence est vraie, mais il nie qu’elle soit absurde. Il fait voir qu’il n’y

  1. Commentaire philosophique, etc., seconde partie, ch. VI, p. 363, 364.