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lère Maxime nous en donne est fort capable de nous découvrir le vrai état de la chose. C’est pourquoi il sera bon de considérer ici les circonstances du narré de cet écrivain : elles nous feront connaître que l’autorité publique ne se mêlait là-dedans qu’afin de permettre de s’empoisonner à qui était las de vivre, mais non pas afin de le commander à ceux qui avaient passé un certain âge. Valère Maxime, avant que de raconter ce qu’il avait vu dans l’île de Céa, rapporte que l’on gardait publiquement à Marseille un breuvage empoisonné, et qu’on le donnait à ceux qui exposaient au sénat, et qui lui faisaient approuver les causes pour lesquelles ils souhaitaient de s’ôter la vie. Le sénat examinait leurs raisons avec un certain tempérament, qui n’était ni favorable à une passion téméraire de mourir, ni contraire à un désir légitime de la mort, soit qu’on voulût se délivrer des persécutions de la mauvaise fortune, soit qu’on ne voulût pas courir le risque d’être abandonné de son bonheur. Voilà quelle était la règle de ce sénat : il ne contraignait personne à s’empoisonner, mais il en donnait la permission quand il le trouvait à propos : on ne pouvait donc se faire mourir dans les formes et canonicamente, sans s’être fait autoriser par le souverain. Venenum cicutâ temperatum in eâ civitate publicè custoditur, quod datur ei, qui causas sexcentis (id enim senatûs ejus nomen est) exhibuit, propter quas mors sit illi expetenda : cognitione virili benevolentiâ temperatâ, quæ nec egredi vitâ temerè patitur, et sapienter excedere cupienti celerem fati viam præbet ; ut vel adversâ, vel prosperâ nimis usis fortunâ (utraque enim finiendi spiritûs, illa ne perseveret, hæc ne destituat, rationem præbet) comprobato exitu terminetur [1]. L’auteur ajoute qu’à son avis cette pratique des Marseillais avait été empruntée de la Grèce [2] ; car j’ai remarqué, dit-il, qu’elle est aussi en usage dans l’île de Céa. Là-dessus il raconte qu’allant en Asie avec Sextus Pompée, et passant par la ville de Julis, il assista aux dernières heures d’une dame qui avait plus de quatre-vingt-dix ans. Elle avait déclaré à ses supérieurs les raisons qui la portaient à renoncer à la vie, et après cela elle se tint prête à avaler du poison ; et comme elle crut que la présence de Pompée donnerait un grand éclat à cette cérémonie, elle le fit supplier très-humblement d’y assister. Il lui accorda cette faveur, et l’exhorta éloquemment et avec beaucoup d’instances à vouloir vivre ; mais ce fut inutilement. Elle le remercia de ses bontés, et chargea de sa reconnaissance, non pas tant les dieux qu’elle allait joindre, que ceux qu’elle allait quitter [3]. Elle déclara qu’ayant été toujours favorisée de la fortune elle ne voulait point s’exposer à ses revers. Ceterùm ipsa hilarem fortunæ vultum semper experta, ne aviditate lucis tristem intueri cogar ; reliquias spiritûs mei prospero fine, duas filias et septem nepotum gregem superstitem relictura, permuto [4]. Elle laissait deux filles et sept petits-fils, et les ayant exhortés à la concorde, etc., elle prit avec beaucoup de courage le verre qui contenait le poison ; et, après s’être recommandée à Mercure pour l’heureux succès de son passage, elle but avidement cette mortelle liqueur. Cohortata deindè ad concordiam suos, distributo eis patrimonio, et cultu suo sacrisque domesticis majori filiæ traditis ; poculum, in quo venenum temperatum erat, constanti dextrâ arripuit. Tùm defusis Mercurio delibamentis, et invocato numine ejus, ut se placido itinere in meliorem sedis infernæ deduceret partem, cupido haustu mortiferam traxit potionem [5]. Je laisse la suite du récit : je n’en aurais pas même tant rapporté, s’il n’était fort rare de trouver dans les écrivains païens la manière dont on se recommandait aux dieux à l’article de la mort. Il ne me souvient pas d’avoir remarqué

  1. Valer. Maximus, lib. II, cap. VI, num. 7, in Ext., page m. 180.
  2. E Græciâ tralatam indè estimo, quòd illam etiam in insulâ Ceâ servari animadverti. Idem, ibidem, num. 8.
  3. Tibi quidem, inquit, Sex. Pompei dii magis, quos relinquo, quàm quos peto, gratias referant : quia nec hortator vitæ meæ, nec mortis spectator esse fastidisti. Valer. Maximus, lib. II, cap. VI, num. 7, in Ext., page 181.
  4. Idem, ibid.
  5. Idem, ibid.