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ZEUXIS.

Dictionnaires dont je viens de parler. Mais je n’ai point vu d’auteur qui ait plus mal récité la dispute des deux peintres, que celui [1] qui fait le plus de figure dans le commentaire Variorum sur Valère Maxime. Il assure que Parrhasius peignit des oiseaux sur une toile, si semblables à la vérité, que Zeuxis, craignant le jugement des oiseaux, lui donna cause gagnée par une pudeur ingénue. Je suis fort trompé si la phrase qu’il emploie, Zeuxis alitum judicum timens, n’est une corruption de celle de Pline, Zeuxis alitum judicio tumens ; et si cela est, quel exemple n’avons-nous point ici des métamorphoses qui arrivent aux pensées ?

Souvenons-nous que don Lancelot de Pérouse traite de fable tout ce qu’on a dit de l’effet de ces deux peintures. Il ne croit point que les oiseaux becquetassent la vigne de Zeuxis, ni que Zeuxis ait pris pour un vrai rideau celui de Parrhasius. Voilà comment il se tire de l’objection que cela fournit à ceux qui méprisent l’habileté des modernes : il nie le fait ; cette méthode de résoudre les difficultés est bien commode. Oh, Zeusi con l’uva dipinta, dite voi, trasse gli uccelli a beccarla, il che non habbiamo d’alcuno de’ nostri mentovati di sopra. Già io hò dato dentro con un libro di farfalloni contra gli antichi historici, ed hocci rotto, come suol dire il Volgo, un paio di scarpe, intendinla come vogliono i presenti o posteri bell’ ingegni, e però non temo, che sono millanterie della Grecia, e farfalloni di Plinio, e quello dell’ uva, e quelli degli animali, che dessero segno di riconoscere altri della loro specie fatti di colore per naturali [2]. M. Perrault, aussi zélé pour les modernes que don Lancelot, a trouvé une réponse bien plus solide ; car il allègue des faits semblables et de fraîche date, et qui prouvent que ce n’est pas en cela que consiste la délicatesse de la peinture. Voici ses paroles [3] : On dit que Zeuxis représenta si naïvement des raisins, que des oiseaux les vinrent becqueter : quelle grande merveille y a-t-il à cela ? Une infinité d’oiseaux se sont tués contre le ciel de la perspective de Ruel, en voulant passer outre, sans qu’on en ait été surpris, et cela même n’est pas beaucoup entré dans la louange de cette perspective .... [4]. Il y a quelque temps que passant sur le fossé des Religieuses Anglaises, je vis une chose aussi honorable à la peinture que l’histoire des raisins de Zeuxis, et beaucoup plus divertissante. On avait mis sécher dans la cour de M. le Brun, dont la porte était ouverte, un tableau nouvellement peint, où il y avait sur le devant un grand chardon parfaitement bien représenté. Une bonne femme vint à passer avec son âne qui, ayant vu le chardon, entre brusquement dans la cour, renverse la femme qui tâchait de le retenir par son licou ; et sans deux forts garçons qui lui donnèrent chacun quinze ou vingt coups de bâtons pour le faire retirer, il aurait mangé le chardon : je dis mangé, parce qu’étant nouvellement fait, il aurait emporté toute la peinture avec sa langue.... Pline raconte encore que Parrhasius avait contrefait si naïvement un rideau, que Zeuxis même y fut trompé. De semblables tromperies se font tous les jours par des ouvrages dont on ne fait aucune estime. Cent fois des cuisiniers ont mis la main sur des perdrix et sur des chapons naïvement représentés, pour les mettre à la broche : qu’en est-il arrivé ? on en a ri, et le tableau est demeuré à la cuisine.

(G) Sous lequel il mit un vers qui devint célèbre dans la suite. ] Si l’on en croit Plutarque [5], ce fut sous les tableaux d’Apollodore que ce vers fut mis. Il ne dit pas qu’Apollodore lui-même y marqua cette souscription, comme Vossius [6] et le père

    au livre 53 pour 35. Charles Étienne, et le père Cantel dans son Valère Maxime in usum Delphini, citent l. 55.

  1. Il s’appelle Olivérius. Voyez le Valère Maxime Variorum de Leyde, 1655, page 314.
  2. Secondo Lancelloti da Perugia abbate Olivetano, l’Hoggidi, parte II, disinganno XV, page 308.
  3. Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, tome I, page 136, édition de Hollande.
  4. Là même, pag. 137.
  5. Plut., de Gloriâ Atheniens., page 346.
  6. De Graphice, page 79.