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ZEUXIS.

jamais le triangle, ni le plan, ni le cercle, ni le globe, etc., des géomètres ; et ainsi Blancanus s’est rendu digne d’être censuré.

Je laisse à juger à mes lecteurs si ma critique du dernier passage du chevalier de Méré est bien fondée.

ZEUXIS, peintre fort célèbre [* 1], florissait quatre cents ans avant Jésus-Christ, vers la 95e. olympiade (A). Ce que l’on sait touchant sa patrie est un peu confus (B). La peinture était alors aux premiers degrés de son éclat : il l’éleva de ce commencement de gloire, où Apollodore l’avait porté, à une grande perfection. Il y a des auteurs qui disent que ce fut lui qui inventa la manière de ménager les jours et les ombres [a] (C) ; et l’on demeure d’accord qu’il excella dans le coloris. Aristote [b] trouvait ce défaut dans ses peintures, que les mœurs ou les passions n’y étaient pas exprimées ; cependant Pline témoigne tout le contraire à l’égard du portrait de Pénélope, dans lequel il semble, dit-il, que Zeuxis ait peint les mœurs [c]. Il gagna des richesses immenses [d] ; et il en fit une fois parade durant la célébration des jeux olympiques, où il se fit voir avec un manteau semé de lettres d’or qui formaient son nom. Quand il se vit si riche, il ne voulut plus vendre ses ouvrages ; il les donnait, et il disait sans façon qu’il n’y saurait mettre un prix égal à ce qu’ils valaient. Avant cela, il en faisait payer la vue : on n’était admis à voir son Hélène qu’argent comptant ; et de là vint que les railleurs appelèrent ce portrait Hélène la courtisane [e]. Il ne fit point difficulté de mettre au bas de ce portrait les trois vers de l’Iliade, où Homère rapporte que le bon homme Priam et les vénérables vieillards de son conseil demeurèrent d’accord que les Grecs et les Troyens n’étaient point blâmables de s’exposer depuis si long-temps à tant de maux pour l’amour d’Hélène, dont la beauté égalait celle des déesses [f]. On ne saurait bien dire si cette Hélène de Zeuxis était la même qui était à Rome du temps de Pline, ou la même qu’il fit aux habitans de Crotone, pour être mise au temple de Junon [g]. Il ne sera pas hors de propos de dire ici ce que Zeuxis exigea de ceux de Crotone, par rapport à ce portrait. Ils l’avaient fait venir à force d’argent, pour avoir un grand nombre de tableaux de sa façon, dont ils voulaient orner ce temple ; et lorsqu’il leur eut déclaré qu’il avait dessein de peindre Hélene (D), ils en furent fort contens, parce qu’ils savaient que son fort était de peindre des femmes. Ensuite il leur demanda quelles belles filles il y avait dans leur ville, et ils le menèrent au lieu où les jeunes garçons apprenaient leurs exercices. Il vit le plus commo-

  1. * J’ai (dit Leclerc), ouï dire à un homme du métier, que Zeuxis et beaucoup d’autres peintres de l’antiquité étaient fort heureux de ce qu’il ne nous reste plus quoi que ce soit de leurs ouvrages.
  1. Luminum umbrarumaque invenisse rationem traditur. Quintilian., lib. XII, cap. X.
  2. De Poët., cap. VI.
  3. Plin., lib. XXXV, cap. IX, p. m. 199.
  4. Idem, ibid.
  5. Élien, lib. IV, cap. XII.
  6. Valère Maxime, lib. III, cap. VII.
  7. Le même auteur dit qu’on voyait dans le temple de la concorde le Marsyas lié de Zeuxis. Zeuxidis manus vidi, dit Pétrone, nondùm vetustatis injuriâ victas.