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ZÉNON.

struire, ou que l’on entreprend de convaincre, n’ont pas toujours la pénétration requise pour voir clair dans de si profonds abîmes.... [1] ceux qui sont accoutumés aux anciennes manières de raisonner en géométrie ont de la peine à les quitter pour suivre des méthodes si abstraites ; ils aiment mieux n’aller pas si loin que de s’engager dans les nouvelles routes de l’infini de l’infini de l’infini, où l’on ne voit pas toujours assez clair autour de soi, et où l’on peut aisément s’égarer sans qu’on s’en aperçoive. Il ne suffit pas en géométrie de conclure, il faut voir évidemment qu’on conclut bien. »

C’est un assez bon préjugé contre les mathématiques que de dire que M. Pascal les méprisa avant même qu’il s’attachât à la dévotion. Il les avait aimées passionnément, et il y avait fait des progrès extraordinaires. Il avait d’ailleurs un jugement très-solide, peu de gens pouvaient connaître mieux que lui le prix des choses. Ce ne fut point par sa conversion à l’unique nécessaire qu’il se dégoûta des sciences qui l’avaient charmé. L’examen même de la chose, et les réflexions qu’il fit sur les discours d’un homme du monde, le guérirent de sa prévention. Nous serions trop simples si nous nous imaginions que le chevalier de Méré l’attaqua par des pensées pieuses : il n’employa, sans doute, que des considérations philosophiques. Voyons quel en fut effet, et alléguons le commencement d’une lettre qu’il écrivit à M. Pascal. « Vous souvenez-vous de m’avoir dit une fois que vous n’étiez plus si persuadé de l’excellence des mathématiques ? Vous m’écrivez à cette heure que je vous en ai tout-à-fait désabusé, et que je vous ai découvert des choses que vous n’eussiez jamais vues si vous ne m’eussiez connu. Je ne sais pourtant, monsieur, si vous m’êtes si obligé que vous pensez. Il vous reste encore une habitude que vous avez prise en cette science, à ne juger de quoi que ce soit que par vos démonstrations, qui le plus souvent sont fausses. Ces longs raisonnemens, tirés de ligne en ligne, vous empêchent d’abord en des connaissances plus hautes qui ne trompent jamais..... mais vous demeurez toujours dans les erreurs où les fausses démonstrations de la géométrie vous ont jeté, et je ne vous croirai point tout-à-fait guéri des mathématiques, tant que vous soutiendrez que ces petits corps, dont nous disputâmes l’autre jour, se peuvent diviser jusques à l’infini [2]. M. le chevalier de Méré lui propose ensuite plusieurs objections sur cette divisibilité infinie du continu. Les unes sont assez bonnes, et les autres très-mauvaises, et sentent plutôt la plaisanterie que le raisonnement ; et l’on a lieu de s’étonner qu’une même lettre soit mêlée de tant de choses si inégales. L’auteur se vante néanmoins d’une merveilleuse habileté dans les sciences dont nous parlons. Vous savez, dit-il [3], que j’ai découvert dans les mathématiques des choses si rares que les plus savans des anciens n’en ont jamais rien dit, et desquelles les meilleurs mathématiciens de l’Europe ont été surpris ; vous avez écrit sur mes inventions, aussi-bien que M. Huygens, M. de Fermac [4], et tant d’autres qui les ont admirées. Vous devez juger par-là que je ne conseille à personne de mépriser cette science ; et, pour dire le vrai, elle peut servir, pourvu qu’on ne s’y attache pas trop : car d’ordinaire ce qu’on y cherche si curieusement paraît inutile, et le temps qu’on y donne pourrait être bien mieux employé. Il me semble aussi que les raisons qu’on trouve en cette science, pour peu qu’elles soient obscures ou contre le sentiment, doivent rendre les conséquences qu’on en tire fort suspectes, surtout, comme j’ai dit, quand il s’y mêle de l’infini. Notez qu’il est fort dans l’ordre que ceux qui s’attachent à montrer le faible les mathématiques fassent savoir au public qu’ils les entendent, qu’ils les ont étudiées, qu’ils en reconnaissent l’utilité, et qu’ils n’ont point

  1. Journal de Trévoux, mai et juin 1701, article XXXIII, pag. 430, édit. de Hollande.
  2. Lettre de M. le chevalier de Méré, num. 19, page 60, édition de Hollande.
  3. Là même, page 63.
  4. Il fallait dire Fermat.