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ZÉNON.

ce qui est nié par les autres. On dira que c’est le défaut de l’ouvrier, et non pas celui de l’art, et que toutes ces disputes viennent de ce qu’il y a des mathématiciens qui se trompent en prenant pour une démonstration ce qui ne l’est pas ; mais cela même témoigne qu’il se mêle des obscurités dans cette science : outre qu’on se peut servir d’une pareille raison quant aux disputes des autres savans, on peut dire que s’ils suivaient bien les règles de la dialectique, ils éviteraient les mauvaises conséquences et les fausses thèses qui les font errer. Avouons pourtant qu’il y a beaucoup de matières philosophiques sur quoi les meilleurs logiciens sont incapables de parvenir à la certitude, vu l’inévidence de l’objet ; or cet inconvénient ne se trouve pas dans l’objet des mathématiques. Tant qu’il vous plaira ; mais il y a d’ailleurs un défaut irréparable et très-énorme ; car c’est une chimère qui ne saurait exister. Les points mathématiques, et par conséquent les lignes et les surfaces des géomètres, leurs globes, leurs axes, sont des fictions qui ne peuvent jamais avoir aucune existence ; elles sont donc inférieures à celles des poëtes ; car celles-ci, pour l’ordinaire, n’enferment rien d’impossible ; elles ont pour le moins la vraisemblance et la possibilité. Gassendi a fait une observation ingénieuse. Il dit que les mathématiciens, et surtout les géomètres, ont établi leur empire dans le pays des abstractions et des idées, et qu’ils s’y promènent tout à leur aise, mais que s’ils veulent descendre dans le pays des réalités, ils trouvent bientôt une résistance insupportable. Mathematici, imprimisque geometræ, quantitatem abstrahentes à materiâ, quoddam quasi regnum sibi ex eâ fecerunt quàm liberrimum ; quippè nullo facto à materiæ crassitie, pertinaciâque impedimento. Quare et supposuêre imprimis in eâ sic abstractâ ejuscemodi dimensiones, ut punctum, quod foret prorsùs immune partibus fluendo lineam, longitudinemve latitudinis expertem crearet, etc........ Atque istæ quidem suppositiones sunt, ex quibus mathematici intra puræ, abstractæve geometriæ cancellos, et quasi regnum consistentes suas illas præclaras demonstrationes texunt [1]........ Uno igitur verbo mathematici sunt, qui in suo illo abstractionis regno ea indivisibilia supponunt, quæ sine partibus, sine longitudine, sine latitudine sint, ac eam multitudinem, divisionemque partium, quæ ad finem nunquàm perveniat ; non item verò physici, quibus in regno materiæ versantibus tale nihil licet [2]. Il donne un exemple de la vanité de leurs prétendues démonstrations, c’est que deux subtils mathématiciens venaient de prouver qu’une quantité finie et une quantité infinie étaient égales. Nuper viri præclari Cavalerius, et Torricellius, ostenderunt de acuto quodam solido infinitè longo, et cuipiam tamen parallelipipedo, cylindrove finito æquali [3]. D’autres prouvent qu’il y a des infinies bornées de chaque côté [4]. S’ils trouvent de l’évidence dans ces sortes de démonstrations, ne leur doit-elle pas être suspecte, puisque, après tout, elle ne surpasse pas l’évidence avec quoi le sens commun nous apprend que le fini ne saurait jamais être égal à l’infini ; et que l’infini, en tant qu’infini, ne peut avoir de bornes ? J’ajoute qu’il n’est pas vrai que l’évidence puisse accompagner ces messieurs partout où ils se promènent. J’en prends à témoin un homme qui entend bien leurs raffinemens. « Il serait à souhaiter, dit-il [5], que l’analyse des infiniment petits, que l’on prétend être d’une fécondité admirable, portât dans ses démonstrations cette évidence que l’on attend, et que l’on a droit d’attendre de la géométrie. Mais quand on raisonne sur l’infini, sur l’infini de l’infini, sur l’infini de l’infini de l’infini, et ainsi de suite, sans trouver jamais des termes qui arrêtent, et que l’on applique à des grandeurs finies ces infinités d’infinis, ceux que l’on veut in-

  1. Gassend., Physic., sect. I, lib. III, cap. V, pag. 264 Oper., tome I.
  2. Idem, ibidem, pag. 265.
  3. Idem, ibidem, page 264.
  4. Voyez le chapitre XII de la Physique du père Maignan, page m. 295, à la XIIe. proposition, qui est celle-ci : Infinitum categorematicum esse potest, quamvis clausum intrinsecis terminis etiam in eo genere in quo est infinitum.
  5. Journal de Trévoux, mai et juin 1701, article XXXIII, page 423, édition de Hollande.