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ZÉNON.

Quoi qu’il en soit, la réponse de Diogène le cynique au philosophe qui niait le mouvement est le sophisme que les logiciens appellent ignorationem elenchi. C’était sortir de l’état de la question : car ce philosophe ne rejetait pas le mouvement apparent, il ne niait pas qu’il ne semble à l’homme qu’il y a du mouvement ; Mais il soutenait que réellement rien ne se meut, et il le prouvait par des raisons très-subtiles et tout-à-fait embarrassantes. Voici ce que Sextus Empiricus a dit des sceptiques : Ὅσον μὲν γὰρ ἐπὶ τοῖς ϕαινομένοις δοκεῖν εἶναι κίνησιν· ὅσον δὲ ἐπὶ τῷ ϕιλοσόϕῳ λόγῳ μὴ ὑπάρχειν. Quantùm ad apparentia quidem videri esse motum, sed quatenùs quis philosophicam rationem sequatur non esse[1]. À quoi sert contre cela de se promener ou de faire un saut ? Est-ce prouver autre chose que l’apparence du mouvement ? s’agissait-il de cela ? Le philosophe la niait-il ? Point du tout : il n’était pas assez sot pour nier les phénomènes des yeux ; mais il soutenait que le témoignage des sens doit être sacrifié au raisonnement. Consultez Aristote, qui vous apprendra que quelques anciens philosophes ayant trouvé des raisons pour rejeter entièrement la pluralité des parties, la divisibilité, la mobilité du monde, avaient ensuite compté pour rien la déposition des sens : Ἐκ μὲν οὖν τούτων τῶν λόγων ὑπερϐάντες τὴν αἴσθησιν καὶ παριδόντες αὐτὴν, ὡς τῷ λόγῳ δέον ἀκολουθεῖν, εἶναί ϕασι τὸ πᾶν ἓν, καὶ ἀκίνητον, καὶ ἄπειρον ἔνιοι. Ob hasce igitur rationes non-nulli sensum prætereuntes, despicientesque quasi rationem sequi ducem oporteat ; universum ipsum, unum et immobile et infinitum esse asserunt[2], Parménides et Mélissus sont les anciens philosophes dont il parle. Il faut croire que Zénon d’Élée retint tout le fond de la doctrine de Parménides, son maître. Plutarque ayant dit que Parménides admettait l’éternité et l’immutabilité de toutes choses, ajoute que Zénon d’Élée ne particularisa rien, et parut flotter dans l’incertitude[3]. Mais d’autres déclarent[4] qu’avec Xénophanes, avec Parménides et avec Mélissus, il enseigna l’unité et l’incorruptibilité de toutes choses, et l’imperfection du témoignage des sens. Il ne fut pas assez humble pour demeurer dans les principes de son maître sans y rien changer : nous voyons ses innovations dans un ouvrage [5] que l’on attribue à Aristote. Elles n’empêchent pas qu’il ne crût qu’il ne se fait aucune génération ; ainsi, par une suite nécessaire de son principe, il devait combattre le mouvement, la divisibilité, la composition de l’étendue, etc. Nous avons vu ci-dessus, dans l’article de Xénophanes, à la page 602, tome XIV, que l’auteur de l’Art de Penser a fait un procès à Aristote en faveur de Parménides et de Mélissus. Il y a longtemps qu’on tâche de les justifier en donnant à leur opinion un sens favorable et un grand air de conformité avec le dogme des orthodoxes sur la nature de Dieu. Mais, selon toutes les apparences, Aristote ne mérite point ici de blâme : il a bien compris et bien rapporté ce qu’ils enseignaient ; et, par conséquent, nous devons croire que leur système était une espèce de spinozisme. Il n’y a point lieu de s’imaginer[6] qu’ils s’expliquaient par énigmes ou par emblèmes ; car le dogme particulier de l’unité et de l’immutabilité de toutes choses était une suite de plusieurs principes clairs et évidens. Voyez à l’article Xénophanes, pages 620, 621, tome XIV. Ainsi c’était tout de bon et par doctrine de système, et non pas par jeu d’esprit, qu’ils niaient le mouvement, et qu’ils soutenaient que son existence n’était que mentale. Voici les noms de quelques apologistes de ces gens-là[7] :

  1. Sextus Empiricus, Pyrrhon. Hypotyp., lib. III, cap. VIII, pag. 104.
  2. Aristoteles, de Generat. et Corrupt., lib. I, cap. VIII, page m. 395.
  3. Ἴδιον μὲν οὐδὲν ἐξέθετο, διηπόρησε δὲ περὶ τούτων ἐπὶ πλεῖον. Nihil hoc in genere singulare vulgavit, sed ancipiti ferè dubitationis æstu fluctuavit. Plut., in Stromatis, apud Eusebium, Præpar. Evangel., lib. I, cap. VIII, page 23.
  4. Aristoteles, de Philosoph., lib. VIII, apud Eusebium, ibidem, lib. XIV, cap. XVII, page 756.
  5. Intitulé de Xenophane, Zenone et Gorgiâ.
  6. C’est ce que font pourtant les jésuites de Conimbre, in Phys. Arist., lib. I, cap. VII, page m. 92.
  7. Conimbricenses, ibid. Voyez-les aussi in lib. I de Generat., cap. VIII.