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ZÉNON.

que le néant ait de l’étendue ou aucune autre qualité[1], il n’est moins contradictoire que l’étendue soit un être simple, vu qu’elle contient des choses dont on peut nier véritablement ce que l’on peut affirmer véritablement de quelques autres choses qu’elle renferme. L’espace occupé par le soleil n’est point le même que celui qui est occupé par lune ; car si le soleil et la lune remplissaient le même espace, ces deux astres seraient dans le même lieu, et seraient pénétrés l’un avec l’autre, puisque deux choses ne sauraient être pénétrées avec une troisième sans être pénétrées entre elles[2]. Il est de la dernière évidence que le soleil et la lune ne sont point dans le même lieu. On peut donc dire véritablement de l’espace du soleil, qu’il est pénétré avec le soleil, et on peut nier cela véritablement de l’espace pénétré avec la lune : voilà donc deux portions d’espace réellement distinctes l’une de l’autre, puisqu’elles reçoivent deux dénominations contradictoires, être pénétré, et n’être pas pénétré avec le soleil. Ceci réfute pleinement ceux qui osent dire que l’espace n’est autre chose que l’immensité de Dieu ; et il est sûr que l’immensité divine ne pourrait être le lieu des corps sans que l’on en pût conclure qu’elle est composée d’autant de parties réellement distinctes qu’il y a de corps dans le monde. Vous allégueriez en vain que l’infini n’a point de parties, cela est faux de toute nécessité dans tous les nombres infinis, puisque le nombre renferme essentiellement plusieurs unités : vous n’auriez pas plus de raison de nous venir dire que l’étendue incorporelle est toute dans son espace, et toute dans chaque partie de son espace[3] ; car non-seulement c’est une chose dont on n’a aucune idée, et qui combat les idées que l’on a de l’étendue, mais aussi qui prouverait que tous les corps occupent le même lieu, puisqu’ils ne pourraient occuper chacun le sien, si l’étendue divine était pénétrée toute entière avec chaque corps, la même en nombre avec le soleil et avec la terre. Vous trouverez dans M. Arnauld la réfutation solide de ceux qui attribuent à Dieu de se répandre dans des espaces infinis[4].

Par cet échantillon des difficultés que l’on peut former contre le vide, mes lecteurs pourront aisément comprendre que notre Zénon serait aujourd’hui beaucoup plus fort qu’il n’était de son temps. On ne peut plus douter, dirait-il, que, si tout est plein, le mouvement ne soit impossible. Cette impossibilité a été prouvée mathématiquement. Il n’aurait garde de disputer contre ces démonstrations, il les admettrait comme incontestables, il s’attacherait uniquement à faire voir que le vide est impossible, et il réduirait à l’absurde ses adversaires. Il les mènerait battant de quelque côté qu’ils se tournassent ; il les jetterait d’embarras en embarras par ses dilemmes ; il leur ferait perdre terre partout où ils se voudraient retirer ; et, s’il ne les contraignait pas à ne dire mot, il les forcerait pour le moins à confesser qu’ils n’entendent point et qu’ils ne comprennent point ce qu’ils disent. Si quelqu’un me demande, ce sont les paroles de M. Locke[5], ce que c’est que cet espace dont je parle, je suis prêt à le lui dire, quand il me dira ce que c’est que l’étendue... Ils demandent si l’espace est corps ou esprit ? À quoi je réponds par une autre question : Qui vous a dit qu’il n’y a, ou qu’il n’y peut y avoir que des corps et des esprits ?.…. Si l’on demande, comme on a accoutumé de faire, si l’espace sans corps est substance ou accident, je répondrai sans hésiter que je n’en sais rien ; et je n’aurai point de honte d’avouer mon ignorance, jusqu’à ce

  1. Non eatis uulla sunt accidentia, est une notion commune aussi évidente qu’aucune autre.
  2. Quæ penetrantur cum uno tertio penetrantur inter se.
  3. Tota in toto in singulis partibus. C’est ce que les scolastiques assurent de la présence de l’âme dans le corps humain, et de la présence des anges en certains lieux.
  4. Arnauld, lettres VIII et IX au père Mallebranche. Voyez-y surtout, page 171 et suiv., et page 210 et suiv. On peut voir aussi le livre de Pierre Petit, médecin de Paris, de Extensione animæ et rerum incorporearum Naturâ, et la réponse que M. de la Chambre lui fit, et qu’il publia à Paris l’an 1666, in-4o., sous le titre de Défense de l’extension et des parties libres de l’âme. Toutes les raisons qu’il allègue pour la compatibilité de l’étendue avec la spiritualité, sont si mauvaises qu’elles ne servent qu’à faire voir la fausseté de sa prétention.
  5. Locke, Essai sur l’Entendement, p. 188.