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ZÉNON.

« Je le supplie de me dire ce qu’il a entendu quand il est demeuré d’accord que l’on pouvait prendre cette proposition pour un principe évident : Dieu n’est point trompeur, et il n’est pas possible qu’il veuille prendre plaisir à me tromper, A-t-il prétendu que l’évidence de ce principe était absolue, ou s’il a cru qu’elle était restreinte par cette condition, si ce n’est que j’eusse commis quelque péché il y a dix ou vingt mille ans, en punition duquel Dieu pourrait prendre plaisir à me tromper ? S’il répond qu’elle est absolue, ce qu’il dit de ce péché que j’aurais pu commettre il y a dix mille ou vingt mille ans, est tout-à-fait hors de propos. Et s’il disait qu’elle n’est pas absolue mais restreinte à cette condition, rien ne serait plus facile que de lui faire voir que cela ne se peut dire sans renverser et la foi divine et toutes les sciences humaines. Car il soutient que non-seulement la foi divine, mais que tout ce que nous savons par raisonnement, est appuyé sur ce principe, que Dieu n’est point trompeur[1]...... Or ce principe que Dieu n’est point trompeur serait de nul usage, si celui qui s’en sert était obligé de démontrer auparavant qu’il n’a point commis quelque péché il y a dix mille ou vingt mille ans. Je n’en veux pas dire davantage : les suites de cette chicanerie étant si horribles et si impies, qu’il est même dangereux de les faire trop envisager[2]... Est-ce qu’il est nécessaire que Dieu nous ait fait part de tous ses desseins, pour être assuré qu’il ne peut avoir le dessein de nous tromper ? Si cela est, personne n’en pourra être assuré : et ainsi plus de foi divine, plus de sciences humaines, selon l’auteur même, comme je viens de le montrer. »

Plusieurs raisons exigeaient que je rapportasse quelques morceaux de la dispute de ces deux illustres auteurs, et que j’insérasse en général dans cette remarque tout ce qu’on y trouve. Car, 1°. j’étais obligé de prouver qu’il y a des objections encore plus fortes que celles du père Mallebranche. En effet, s’il était vrai que l’existence actuelle de l’étendue enfermât des contradictions et des impossibilités [3], comme on le débite ci-dessus[4], il serait absolument nécessaire de recourir à la foi pour se convaincre qu’il y a des corps. M. Arnauld, qui a trouvé d’autres asiles, serait obligé de ne recourir qu’à celui-là. 2°. Il convenait à l’article de Zénon d’Élée, que l’on y trouvât une extension des difficultés que ce philosophe a pu proposer contre l’hypothèse du mouvement. 3°. Il est utile de savoir qu’un père de l’oratoire, aussi illustre par sa piété que par ses lumières philosophiques, a soutenu que la foi seule nous convainc légitimement de l’existence des corps. La Sorbonne, ni aucun autre tribunal, ne lui a point fait d’affaires à cette occasion. Les inquisiteurs d’Italie n’en ont point fait à M. Fardella, qui a soutenu la même chose dans un ouvrage imprimé. Cela doit apprendre à mes lecteurs qu’il ne faut pas qu’ils trouvent étrange que je fasse voir quelquefois que sur les matières les plus mystérieuses de l’Évangile, la raison nous met à bout ; et qu’alors nous devons nous contenter pleinement des lumières de la foi. 4°. Enfin une bonne partie des choses que j’ai insérées dans cette remarque, peut servir de supplément à un autre endroit de ce Dictionnaire[5].

(I) Je trouve très-apparent qu’il n’oublia pas les objections que l’on peut fonder sur la distinction du plein et du vide. ] Mélissus, qui avait étudié sous le même maître que lui[6], n’admettait point de mouvement, et se servait de cette preuve : s’il y avait du mouvement, il faudrait de toute nécessité qu’il y eût du vide [7] ; or il n’y a point de vide ; donc, etc. Cela nous montre qu’au

  1. Arnauld, Défense contre la Réponse au livre des vraies et des fausses Idées, page 592.
  2. Là même.
  3. C’est-à-dire qu’il semblât, selon les lumières philosophiques, qu’elle enfermât des contradictions et des impossibilités.
  4. Dans la remarque (G) à la première objection.
  5. À la remarque (B) de l’article Pyrrhon, tome XII, page 101.
  6. C’est-à-dire sous Parménides. Voyez Diogène Laërce, lib. IX, num. 24, 25.
  7. Aristot., Phys., lib. IV, cap. VII, textu LXI.