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ZÉNON.

moins qu’elle puisse faire, rien n’étant moindre qu’un point[1]. La raison formelle de la vitesse du mouvement est inexplicable : la plus heureuse pensée là-dessus est de dire que nul mouvement n’est continu, et que tous les corps qui nous paraissent se mouvoir s’arrêtent par intervalles. Celui qui se meut dix fois plus vite que l’autre s’arrête dix fois contre l’autre cent. Mais quelque bien imaginé que paraisse ce subterfuge, il ne vaut rien ; on le réfute par plusieurs raisons solides, que vous pouvez voir dans tous les cours de philosophie [2]. Je me contente de celle qui est tirée du mouvement d’une roue. Vous pourriez faire une roue d’un diamètre si grand, que la partie des rais la plus éloignée du centre se mouvrait cent fois plus vite que la partie enchâssée dans le moyeu. Cependant les rais demeureraient toujours droits : preuve évidente que la partie inférieure ne serait pas en repos, pendant que la supérieure se mouvrait. La divisibilité à l’infini des particules du temps, rejetée ci-dessus[3] comme une chose visiblement fausse et contradictoire, ne sert de rien contre ce sixième argument. Vous trouverez quelques autres objections assez subtiles dans Sextus Empiricus[4].

C’est ainsi à peu près qu’on peut supposer que notre Zénon d’Élée a combattu le mouvement. Je ne voudrais pas répondre que ses raisons lui persuadassent que rien ne se meut ; il pouvait être dans une autre persuasion, encore qu’il crût que personne ne les réfutait, ni n’en éludait la force. Si je jugeais de lui par moi-même, j’assurerais qu’il croyait tout comme les autres le mouvement de l’étendue ; car encore que je me sente très-incapable de résoudre toutes les difficultés qu’on vient de voir, et qu’il me semble que les réponses philosophiques qu’on y peut faire sont peu solides, je ne laisse pas de suivre l’opinion commune. Je suis même persuadé que l’exposition de ces argumens peut avoir de grands usages par rapport à la religion, et je dis ici à l’égard des difficultés du mouvement, ce qu’a dit M. Nicolle sur celle de la divisibilité à l’infini. « L’utilité que l’on peut tirer de ces spéculations n’est pas simplement d’acquérir ces connaissances, qui sont d’elles-mêmes assez stériles ; mais c’est d’apprendre à connaître les bornes de notre esprit, et à lui. faire avouer malgré qu’il en ait, qu’il y a des choses qui sont, quoiqu’il ne soit pas capable de les comprendre : et c’est pourquoi il est bon de le fatiguer à ces subtilités, afin de dompter sa présomption, et lui ôter la hardiesse d’opposer jamais ses faibles lumières aux vérités que l’église lui propose, sous prétexte qu’il ne les peut pas comprendre ; car puisque toute la vigueur de l’esprit des hommes est contrainte de succomber au plus petit atome de la matière, et d’avouer qu’il voit clairement qu’il est infiniment divisible, sans pouvoir comprendre comment cela se peut faire ; n’est-ce pas pécher visiblement contre la raison, que de refuser de croire les effets merveilleux de la toute-puissance de Dieu, qui est d’elle-même incompréhensible, par cette raison que notre esprit ne les peut comprendre[5]. »

(H) Les preuves que la raison nous fournit de l’existence de la matière ne sont pas assez évidentes pour fournir une bonne démonstration sur ce point-là. ] Il y a deux axiomes philosophiques qui nos enseignent, l’un que la nature ne fait rien inutilement [6], l’autre que l’on fait inutilement par plus de moyens ce que l’on peut faire par moins de moyens avec la

  1. Comme il est visible que les atomes d’Épicure, puisqu’ils ont les trois dimensions, sont divisibles à l’infini, et qu’on n’oserait le nier quant à l’espace qu’ils occupent, je ne leur ai pas appliqué l’instance.
  2. Voyez Arriaga, disp. XVI, Physic., sect. XI. Il adopte l’hypothèse des morules ou interruptions du mouvement : il répond mal aux objections, et avoue que celle de la roue est insoluble. Oviedo, dans son Cours de Philosophie, tome I, pag. 357 et seq., fait de grands efforts pour la résoudre, et croit en donner une nouvelle solution. Gordiani nodi nova solutio, dit-il.
  3. Dans la remarque (F), première objection.
  4. Sextus Empiricus, Pyrrhon. Hypotyp., lib. III, cap. VIII.
  5. Nicolle, Art de penser, IVe partie, chap. I, page m. 394, 395. Conférez ce qui a été dit à l’article Pyrrhon, remarque (C), tom. XII, page 105.
  6. Natura nihil frustra facit.