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ZÉNON.

n’existent point dans les objets de nos sens. Pourquoi ne dirions-nous pas la même chose de l’étendue ? Si un être qui n’a aucune couleur nous paraît pourtant sous une couleur déterminée quant à son espèce, et à sa figure, et à sa situation, pourquoi un être qui n’aurait aucune étendue ne pourrait-il pas nous être visible sous une apparence d’étendue déterminée, figurée, et située d’une certaine façon ? Et remarquez bien que le même corps nous paraît petit ou grand, rond ou carré, selon le lieu d’où on le regarde : et soyons certains qu’un corps qui nous semble très-petit paraît fort grand à une mouche. Ce n’est donc point par leur étendue propre, et réelle ou absolue, que les objets se présentent à notre esprit : on peut donc conclure qu’en eux-mêmes ils ne sont point étendus. Oseriez-vous aujourd’hui raisonner de cette façon, Puisque certains corps paraissent doux à cet homme-ci, aigres à un autre, amers à un autre, etc., je dois assurer qu’en général ils sont savoureux, encore que je ne connaisse pas la saveur qui leur convient absolument, et en eux-mêmes ? Tous les nouveaux philosophes vous siffleraient. Pourquoi donc oseriez-vous dire : Puisque certains corps paraissent grands à cet animal, médiocres à cet autre, très-petits à un troisième, je dois assurer qu’en général ils sont étendus, quoique je ne sache pas leur étendue absolue ? Voyons l’aveu d’un célèbre dogmatique[1] : « On peut bien savoir par les sens qu’un tel corps est plus grand qu’un autre corps ; mais on ne saurait savoir avec certitude quelle est la grandeur véritable et naturelle de chaque corps ; et pour comprendre cela, il n’y a qu’à considérer que si tout le monde n’avait jamais regardé les objets extérieurs qu’avec des lunettes qui les grossissent, il est certain qu’on ne se serait figuré les corps et toutes les mesures des corps que selon la grandeur dans laquelle ils nous auraient été représentés par ces lunettes. Or nos yeux même sont des lunettes, et nous ne savons point précisément s’ils ne diminuent point ou n’augmentent point les objets que nous voyons ; et si les lunettes artificielles, que nous croyons les diminuer ou les augmenter, ne les établissent point au contraire dans leur grandeur véritable ; et partant on ne connaît point certainement la grandeur absolue et naturelle de chaque corps. On ne sait point aussi, si nous les voyons de la même grandeur que les autres hommes ; car encore que deux personnes, les mesurant, conviennent ensemble qu’un certain corps n’a par exemple que cinq pieds, néanmoins ce que l’un conçoit par un pied n’est peut-être pas ce que l’autre conçoit : car l’un conçoit ce que ses yeux lui rapportent, et un autre de même : or peut-être que les yeux de l’un ne lui rapportent pas la même chose que les yeux des autres leur représentent, parce que ce sont des lunettes autrement taillées. » Le père Mallebranche[2] et le père Lami, bénédictin[3], vous donneront sur tout ceci un admirable détail, et fort capable de porter mon objection à un haut degré de force.

Ma dernière difficulté sera fondée sur les démonstrations géométriques que l’on étale si subtilement pour poser que la matière est divisible l’infini. Je soutiens qu’elles ne sont propres qu’à faire voir que l’étendue n’existe que dans notre entendement. En un lieu, je remarque que l’on se sert de quelques-unes de ces démonstrations, contre ceux qui disent que la matière est composée de points mathématiques. On l’on objecte que les côtés d’un carré seraient égaux à la ligne diagonale, et qu’entre les cercles concentriques celui qui serait le plus petit égalerait le plus grand. On prouve cette conséquence en faisant voir que les lignes droites que l’on peut tirer de l’un des côtés d’un carré à l’autre remplissent la diagonale, et que toutes les lignes droites

  1. Nicolle, Art de Penser, IVe. partie, ch. I, page m. 387, 388. Voyez aussi M. Rouault, Traité de Physique, Ire. partie, chap. XXVII, num. 6, page m. 293, où il parle de la diverse apparence des mêmes couleurs ; il la savait par expérience.
  2. Mallebranche, Recherche de la Vérité, livre I, chap. VI et suiv.
  3. Lami, Connaissance de soi-même, tome II, pag. 112 et suiv.