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ZÉNON.

entre les mains, vous y trouverez les raisons du monde les plus convaincantes, soutenues de quantité de démonstrations géométriques contre l’existence de ces points [1] : n’en parlons plus, et tenons pour impossible, ou du moins pour inconcevable, que le continu en soit composé. Il n’est pas moins impossible ou inconcevable qu’il soit composé des atomes d’Épicure, c’est-à-dire de corpuscules étendus et indivisibles ; car toute étendue, quelque petite qu’elle puisse être, a un côté droit et un côté gauche, un dessus et un dessous : elle est donc un assemblage de corps distincts ; je puis nier du côté droit ce que j’affirme du côté gauche ; ces deux côtés ne sont pas au même lieu ; un corps ne peut pas être en deux lieux tout à la fois, et par conséquent toute étendue qui occupe plusieurs parties d’espace contient plusieurs corps. Je sais d’ailleurs, et les atomistes ne le nient pas, qu’à cause que deux atomes sont deux êtres, ils sont séparables l’un de l’autre ; d’où je conclus très-certainement, que puisque le côté droit d’un atome n’est pas le même être que le côté gauche, il est séparable du côté gauche. L’indivisibilité d’un atome est donc chimérique. Il faut donc, s’il y a de l’étendue, que ses parties soient divisibles à l’infini. Mais d’autre côté si elles ne peuvent pas être divisibles à l’infini, il faudra conclure que l’existence de l’étendue est impossible, ou pour le moins incompréhensible.

La divisibilité à l’infini est l’hypothèse qu’Aristote a embrassée ; et c’est celle de presque tous les professeurs en philosophie, dans toutes les universités depuis plusieurs siècles. Ce n’est pas qu’on la comprenne, ou que l’on puisse répondre aux objections : mais c’est qu’ayant compris manifestement l’impossibilité des points, soit mathématiques, soit physiques, on n’a trouvé que ce seul parti à prendre. Outre que cette hypothèse fournit de grandes commodités ; car lorsqu’on a épuisé ses distinctions, sans avoir pu rendre compréhensible cette doctrine, on se sauve dans la nature même du sujet, et l’on allègue que notre esprit étant borné, personne ne doit trouver étrange que l’on ne puisse résoudre ce qui concerne l’infini, et qu’il est de l’essence d’un tel continu d’être environné de difficultés insurmontables à la créature humaine. Notez que ceux qui adoptent les atomes ne le font pas parce qu’ils comprennent qu’un corps étendu peut être simple, mais parce qu’ils jugent que les deux autres hypothèses sont impossibles. Disons la même chose de ceux qui admettent les points mathématiques. En général tous ceux qui raisonnent sur le continu ne se déterminent à choisir une hypothèse qu’en vertu de ce principe : S’il n’y a que trois manières d’expliquer un fait, la vérité dans la troisième résulte nécessairement de la fausseté des deux autres. Ils ne croient donc pas se tromper dans le choix de la troisième, lorsqu’ils ont compris clairement que les deux autres sont impossibles : et ils ne se rebutent point des difficultés impénétrables de la troisième : ils s’en consolent, ou à cause qu’elles peuvent être rétorquées, ou à cause qu’ils se persuadent qu’après tout elle est véritable, puisque les deux autres ne le sont pas. Le subtil Arriaga, s’étant proposé une objection insoluble, déclare qu’il n’abandonnera point pour cela son sentiment ; car, dit-il, les autres sectes ne la résolvent pas mieux. Video hæc adhuc urgeri argumento supra facto, quod à nemine vidi solutum, sed nec illud solvere præsumo : cùm autem commune sit omnibus sententiis de continui compositione, non est cur propter illud aliquis à propriâ sententiâ discedat [2].... Quòd autem alia in sententiâ Aristotelis difficilia valdè sint, et quæ à nobis solvi non possint, non cogit nos hanc sententiam deserere : materiæ enim difficultas est talis, ut ubique aliqua nobis in explicabilia occurrant. Malo autem apertè fateri me ignorare solutionem aliquorum argu-

  1. Voyez, entre autres, l’ouvrage de Libertus Fromondus, professeur à Louvain, intitulé Labirinthus seu de Compositione continui. C’est un ouvrage beaucoup plus fort que la réponse que Jacques Chevreuil (en latin Capreolus) professeur en philosophie à Paris, fit, en 1636 à deux questions du cardinal de Richelieu de Demonstratione Magnitudinis in Puncto, etc.
  2. Arriaga, Disput. XVI Thys., sect. XI, num. 241, page m. 433.