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ZÉNON.

pace de quatre aunes, puisqu’il a touché toute l’étendue de morceau de pierre par les bords : il est donc vrai que deux mobiles d’égale vitesse font le même espace, l’un dans demi-heure, l’autre dans une heure : donc une heure et une demi-heure sont des temps égaux, ce qui est contradictoire. Aristote dit que c’est un sophisme, puisque l’un de ces mobiles est considéré par rapport à un espace qui est en repos, savoir la table ; et que l’autre est considéré par rapport à un espace qui se meut, savoir le morceau de pierre. J’avoue qu’il a raison d’observer cette différence, mais il n’ôte pas la difficulté ; car il reste toujours à expliquer une chose qui paraît incompréhensible : c’est qu’en même temps un morceau de bois parcoure quatre aunes par son côté méridional, et qu’il n’en parcoure que deux par sa surface intérieure. Voici un exemple plus débarrassé. Ayez deux livres in-folio d’égale longueur, comme de deux pieds chacun. Posez-les sur une table un devant l’autre ; mouvez-les en même temps l’un sur l’autre, l’un vers l’orient, et l’autre vers l’occident, jusques à ce que le bord oriental de l’un et le bord occidental de l’autre se touchent : vous trouverez que les bords par lesquels ils se touchaient sont distans de quatre pieds l’un de l’autre, et cependant chacun ces livres n’a parcouru que l’espace de deux pieds. Vous pouvez fortifier l’objection, en supposant quelque corps qu’il vous plaira en mouvement, au milieu de plusieurs autres qui se meuvent en différens sens, et avec divers degrés de vitesse ; vous trouverez que ce même corps aura parcouru en même temps diverses sortes d’espaces, doubles, triples, etc. les uns des autres ; et songez-y bien, vous trouverez que cela n’est explicable que par des calculs d’arithmétique, qui ne sont que des idées de notre esprit ; mais que dans les corps mêmes la chose ne paraît point praticable[1] ; car il faut se souvenir de ces trois propriétés essentielles du mouvement ; 1°. un mobile ne peut point toucher deux fois de suite la même partie de l’espace : 2°. il n’en peut jamais toucher deux à la fois ; 3°. il ne peut jamais toucher la troisième avant la seconde, ni la quatrième avant la troisième, etc. Quiconque pourra accorder physiquement ces trois choses, avec la distance de quatre pieds qui se trouve entre deux corps qui n’ont parcouru que deux pieds d’espace [2], ne sera pas un malhabile homme. Remarquez bien que ces trois propriétés conviennent aussi nécessairement à un mobile qui traverse des espaces dont le mouvement est contraire au sien qu’à un mobile qui traverserait des espaces où rien ne résisterait.

(G) Les mêmes que l’on verra ci-dessous. ] Il me semble que ceux qui voudraient renouveler l’opinion de Zénon devraient d’abord argumenter de cette manière.

I. Il n’y a point d’étendue, donc il n’y a point de mouvement. La conséquence est bonne ; car ce qui n’a point d’étendue n’occupe aucun lieu, et ce qui n’occupe aucun lieu ne peut point passer d’un lieu à un autre, ni par conséquent se mouvoir. Cela n’est pas contestable : la difficulté n’est donc qu’à prouver qu’il n’y a point d’étendue. Voici ce qu’aurait pu dire Zénon. L’étendue ne peut être composée ni de points mathématiques, ni d’atomes, ni de parties divisibles à l’infini, donc son existence est impossible. La conséquence paraît certaine, puisqu’on ne saurait concevoir que ces trois manières de composition dans l’étendue : il ne s’agit donc que de prouver l’antécédent. Peu de paroles me suffiront à l’égard des points mathématiques ; car les esprits les moins pénétrans peuvent connaître avec la dernière évidence, s’ils y font un peu d’attention, que plusieurs néans d’étendue joints ensemble ne feront jamais une étendue[3]. Consultez le premier cours de philosophie scolastique qui vous tombera

  1. On peut faire les même difficultés sur ce que les petites roues d’un carrosse font autant de chemin que les grandes dans le même nombre tours sur leur centre. Dites-le même de deux roues attachées à un axe, l’une très-petite, l’autre très grande.
  2. Par exemple, les deux livres in-folio dont on a parlé.
  3. Voyez l’Art de penser, IVe partie, chap. I, page m., 392, et ci-après la remarque (D) de l’article suivant, vers la fin.