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SUR LES OBSCÉNITÉS.

particulier, elle ne se croit point méprisée ni offensée.

Mais enfin, me dira-t-on, vous ne pouviez pas ignorer qu’il y a présentement beaucoup de femmes qui lisent les livres de littérature. Vous ne deviez donc pas vous contenter de ce que vous appelez civilité ordinaire, il fallait monter jusqu’à la civilité la plus délicate et la plus rigide, afin que le beau sexe ne rencontrât rien qui pût salir l’imagination. Ma réponse est, que s’il eût été possible par l’observation de cette sévère civilité d’empêcher que l’on ne trouvât rien de semblable dans mon Dictionnaire, je me serais assujetti de très-bon cœur aux règlemens des puristes qui se sont le plus approchés du goût des précieuses ; mais j’ai connu évidemment que la plus fine délicatesse est incapable d’épargner à un lecteur aucune image d’objet obscène. C’est ce qu’on ne croirait pas facilement, si je n’en montrais la vérité avec la dernière évidence.

Je n’ai besoin pour cela que de la preuve de cette unique proposition : Les termes les plus grossiers, et les termes les plus honnêtes dont on se puisse servir pour désigner une chose sale, la peignent aussi vivement et aussi distinctement les uns que les autres dans l’imagination de l’auteur ou du lecteur. Cela semble d’abord un grand paradoxe, et néanmoins on le peut rendre sensible à tout le monde par un argument populaire. Figurons-nous une de ces aventures qui servent quelquefois d’entretien à toute une ville, un mariage prêt à être célébré, et suspendu tout d’un coup par l’opposition d’un tiers. Ce tiers est une fille qui se trouve enceinte, et qui demande que le mariage que son galant a contracté avec une autre soit déclaré nul. Supposons qu’une très-honnête femme, qui n’a ouï parler qu’en général de l’opposition, veuille savoir sur quoi se fonde cette fille. On pourrait lui répondre en cent manières différentes sans se servir des paroles qu’un crocheteur ou un débauché emploient dans de tels cas. On pourrait lui dire : elle a eu le malheur de devenir grosse ; il a joui d’elle ; il a eu sa compagnie ; ils se sont vus de près ; ils ont eu commerce ensemble ; il en a eu la dernière faveur ; elle lui a accordé ce qu’elle avait de plus précieux, les suites le témoignent ; on ne peut dire honnêtement ce qui s’est passé entre eux, les oreilles chastes en souffriraient ; elle est obligée à faire réparer son honneur. On pourrait trouver plusieurs autres phrases mieux enveloppées pour répondre à la question de l’honnête femme, mais elles iraient toutes peindre dans son imagination, aussi fortement que Michel Ange l’eût pu faire sur la toile, l’action sale et brutale qui a produit la grossesse de cette fille. Et si par hasard cette honnête femme eût entendue le mot de gueule dont un débauche se serait servi pour dire à l’oreille à un autre débauché ce que c’était, elle n’aurait pas une idée plus évidente de la chose. Aucune personne quelque chaste qu’elle soit ne peut nier sincèrement ce qu’on vient de dire, si elle veut prendre la peine d’examiner ce qui se passe