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ÉCLAIRCISSEMENT

ment sa cause fait enrager à toute heure les lecteurs zélés de l’autre parti. Tous ceux qui, dans une relation de voyage, ou dans l’histoire d’un peuple, rapportent des choses glorieuses à leur patrie et à leur religion, et honteuses aux étrangers et aux autres religions, chagrinent cruellement les lecteurs qui n’ont pas les mêmes préjugés qu’eux. La perfection d’une histoire est d’être désagréable à toutes les sectes et à toutes les nations ; car c’est une preuve que l’auteur ne flatte ni les unes ni les autres, et qu’il a dit à chacune ses vérités. Il y a beaucoup de lecteurs qui se fâchent à un tel point lorsqu’ils rencontrent certaines choses, qu’ils déchirent le feuillet, ou qu’ils écrivent en note, tu en as menti, coquin, et tu mériterais des étrivières [1]. Rien de tout cela [2] n’est une raison de dire que les auteurs sont justiciables au tribunal de la morale. Ils n’ont à répondre qu’au tribunal des critiques.

Il ne reste donc qu’à dire que la représentation des objets sales intéresse les mœurs, puisqu’elle est propre à exciter de mauvais désirs, et des pensées impures. Mais cette objection est infiniment moins valable contre moi que contre ceux qui se servent de ces enveloppes, et de ces détours, et de ces manières délicates que l’on se plaint que je n’ai pas employées ; car elles n’empêchent point que l’objet ne s’aille peindre dans l’imagination, et elles sont cause qu’il s’y peint sans exciter les mouvemens de la honte et du dépit. Ceux qui se servent de ces enveloppes ne prétendent point qu’ils seraient inintelligibles, ils savent bien que tout le monde entendra de quoi il s’agit, et il est fort vrai que l’on entend parfaitement ce qu’ils veulent dire. La délicatesse de leurs traits produit seulement ceci, que l’on s’approche de leurs peintures avec d’autant plus de hardiesse que l’on ne craint pas de rencontrer des nudités. La bienséance ne souffrirait pas que l’on y jetât les yeux, si c’étaient des saletés toutes nues ; mais quand elles sont habillées d’une étoffe transparente, on ne se fait point un scrupule de les parcourir de l’œil depuis les pieds jusques à la tête, toute honte mise à part, et sans se fâcher contre le peintre : et ainsi l’objet s’insinue dans l’imagination plus aisément, et verse jusques au cœur et au delà ses malignes influences avec plus de liberté que si l’âme était saisie et de honte et de colère ; car ce sont deux passions qui épuisent presque toute l’activité de l’âme, et qui la mettent dans un état de souffrance peu compatible avec d’autres sentimens. Il est pour le moins certain que l’impureté ne peut pas agir aussi fortement sur les âmes opprimées de honte et irritées que sur des âmes qui n’ont nulle confusion ni nul chagrin.

Pluribus intentus minor est ad singula sensus.


Ce que l’âme donne à une passion affaiblit d’autant ce qu’elle donne à une autre.

  1. J’ai vu de telles choses écrites à la main à la marge de quelques livres.
  2. Bien entendu qu’on ne comprend point ici les hérésies qui ont pu causer du chagrin aux orthodoxes.