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ÉCLAIRCISSEMENT

il approuve que l’on ne dise jamais un cul-de-sac. Il lui faut donc abolir non-seulement plus de deux pages du Dictionnaire de Furetière [1], corrigé par l’un des plus polis écrivains de notre temps [2], mais aussi une infinité de mots dont la première syllabe laisse des idées encore plus malhonnêtes que la syllabe cul. Il faut qu’il bannisse aussi les mots adultère, fornication, incontinence, et cent mille autres ; mais quelque rigide qu’il soit sur le chapitre des mots obscènes, il n’a pas même voulu accorder sur un seul article tout ce que cette dame précieuse demandait. Il n’a donc point parlé selon ses principes (A). Pardonnons-lui cette inconséquence ; car les suites de sa thèse sont si ridicules, et si impossibles à pratiquer, qu’il n’est point coupable de les avoir abandonnées. Il n’est coupable que de n’avoir point connu la fausseté d’un principe dont les conséquences les plus nécessaires sont absurdes, et ne vont pas à moins qu’à ruiner entièrement l’usage de la parole. Vous remarquerez qu’il y a des dames aussi honnêtes que cette précieuse qui ne font point difficulté de prononcer cul d’artichaut et cul-de-sac. C’est ce qu’on verra dans un passage de M. Costar qui a un très-grand rapport avec la matière que je traite (B).

Je l’ai déja observé, on ne finit point avec les puristes que j’ai ici à combattre. Ils bâtissent sur un fondement qui leur fera condamner, quand il leur plaira, une infinité de mots qu’ils n’ont pas encore proscrits, et qui, selon leurs maximes, ne sont pas moins condamnables que ceux qu’ils ont déjà condamnés. Il est impossible d’échapper à leur censure. Racontez les choses avec des termes honnêtes, comme on l’a fait dans le second tome du Ménagiana, ils ne laisseront pas de dire qu’il y a des endroits qui blessent ouvertement la pudeur, et qui ne sauraient être lus sans horreur par d’honnêtes gens [3]. Le père Bouhours, qui, dans sa version française des Évangiles, s’est étudié avec un grand soin à éviter tous les termes qui n’écartaient pas exactement toutes les idées de grossièreté, a-t-il pu se mettre à couvert de la critique [4] ? M. Despréaux, que l’illustre président de Lamoignon avait loué plusieurs fois d’avoir purgé, pour ainsi dire, la poésie satirique de la saleté qui lui avait été jusqu’alors comme affectée [5], ne s’est-il pas vu accusé d’obscénités sous prétexte qu’il s’était servi [6] des mots embryon, voix luxurieuse, morale lubrique ? Si ces mots-là ne peuvent passer, comment mettrait-on des bornes à la censure ?

Je connais bien des personnes qui blâment M. de Mézerai d’avoir dit que certains galans, qui avaient commis adultère, furent mutilés des parties qui avaient

  1. Au commencement de la syllabe cul.
  2. M. Basnage de Beauval.
  3. Journal des Savans, du 21 février 1695, pag. 145, édit. de Hollande.
  4. Voyez la IIIe. lettre d’une dame savante à une autre dame de ses amies, p. 8.
  5. Voyez la préface des Œuvres de M. Despréaux.
  6. Dans la Xe. satire.