Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
301
SUR LES MANICHÉENS.

à aucun de mes lecteurs comment il faut l’attaquer.

En troisième lieu, l’observation, que je faisais et que j’étendais suffisamment dans la remarque (D) de l’article Manichéens, tome X, page 195, contient tout ce qui est nécessaire pour dégoûter du dogme des deux principes ceux qui ont du jugement. Je disais que la bonté d’un système consiste en ce qu’il n’enferme rien qui répugne aux idées évidentes, et en ce qu’il donne raison des phénomènes. J’ajoutais que le système manichéen n’a tout au plus que l’avantage d’expliquer plusieurs phénomènes qui embarrassent étrangement les sectateurs de l’unité de principe ; mais qu’au reste il porte sur une supposition qui répugne à nos plus claires idées, au lieu que l’autre système est appuyé sur ces notions-là. Par cette seule remarque, je donne la supériorité aux unitaires, et je l’ôte aux dualistes ; car tous ceux qui se connaissent en raisonnemens demeurent d’accord qu’un système est beaucoup plus imparfait lorsqu’il manque de la première des deux qualités dont j’ai parlé ci-dessus, que lorsqu’il manque de la seconde. S’il est bâti sur une supposition absurde, embarrassée, peu vraisemblable, cela ne se répare point par l’explication heureuse des phénomènes ; mais s’il ne les explique pas tous heureusement, cela se répare par la netteté, par la vraisemblance, et par la conformité qu’on lui trouve aux lois et aux idées de l’ordre ; et ceux qui l’ont embrassé à cause de cette perfection n’ont pas accoutumé de se rebuter sous prétexte qu’ils ne peuvent point rendre raison de toutes les expériences. Ils imputent ce défaut à la petitesse de leurs lumières, et ils s’imaginent qu’avec le temps on découvrira le vrai moyen de résoudre les difficultés [1]. Un philosophe cartésien, se voyant pressé d’une objection qui regardait le principe que M. Descartes donne du flux et du reflux de la mer, répondit entre autres choses qu’il ne faut pas quitter légèrement une opinion, et cela principalement lorsque d’un autre côté elle est bien établie. On objecta à Copernic, quand il proposa son système, que Mars et Vénus devraient en un temps paraître beaucoup plus grands, parce qu’ils s’approchaient de la terre de plusieurs diamètres. La conséquence était nécessaire ; et cependant on ne voyait rien de cela. Quoiqu’il ne sût que répondre, il ne crut pas devoir pour cela l’abandonner : il disait seulement que le temps le ferait connaître, et que c’était peut-être à cause de la grande distance. L’on prenait cette réponse pour une défaite et l’on avait ce semble raison : mais les lunettes ayant été trouvées depuis, on a vu que cela même qu’on lui opposait comme une grande objection est la confirmation de son système et le renversement de celui de Ptolomée [2].

Remarquez ici en passant un bel exemple de ce que j’ai dit sur les perfections d’un système.

  1. Conférez ce que dessus, cit. (61) de l’article Zénon (d’Élée), pag. 42.
  2. Gadroys, Lettre à M. de la Grange-Trianon, pour servir de Réponse à celle que M. Castelet a écrite, pag. 13 et 14. Cette lettre fut publiée à Paris l’an 1677.