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DISSERTATION

de leur prochain, et plus capables d’éviter les piéges que la satire et la flatterie tendent de toutes parts au pauvre lecteur. Or n’est-ce rien que de corriger la mauvaise inclination que nous avons à faire des jugemens téméraires ? n’est-ce rien que d’apprendre à ne pas croire légèrement ce qui s’imprime ? N’est-ce pas le nerf de la prudence que d’être difficile à croire [a] ?

En vain chercherait-on ces utilités morales dans un recueil de quintessences d’algèbre. D’ailleurs, n’en déplaise à messieurs les mathématiciens, il ne leur est pas aussi aisé d’arriver à la certitude qu’il leur faut, qu’il est aisé aux historiens d’arriver à la certitude qui leur suffit. Jamais on n’objectera rien qui vaille contre cette vérité de fait, que César a battu Pompée ; et dans quelque sorte de principes qu’on veuille passer en disputant, on ne trouvera guère de choses plus inébranlables que cette proposition, César et Pompée ont existé et n’ont pas été une simple modification de l’âme de ceux qui ont écrit leur vie : mais pour ce qui est de l’objet des mathématiques, il est non-seulement très-malaisé de prouver qu’il existe hors de notre esprit, il est encore fort aisé de prouver qu’il ne peut être qu’une idée de notre âme [b]. En effet, l’existence d’un cercle carré hors de nous ne paraît guère plus impossible que l’existence hors de nous pareillement du cercle dont les géomètres nous donnent tant de belles démonstrations ; je veux dire d’un cercle de la circonférence duquel on puisse tirer au centre autant de lignes droites qu’il y a de points dans la circonférence. On sent manifestement que le centre, qui n’est qu’un point, ne peut pas être le sujet commun où se terminent autant de lignes différentes qu’il y a de points dans la circonférence. En un mot, l’objet des mathématiques étant des points absolument indivisibles, des lignes sans largeur ni profondeur, des superficies sans profondeur, il est assez évident qu’il ne saurait exister hors de notre imagination. Ainsi, il est métaphysiquement plus certain que Cicéron a existé hors de l’entendement de tout autre homme, qu’il n’est certain que l’objet des mathématiques existe hors de notre entendement. Je laisse à part ce que le savant M. Huet [c] a représenté à ces messieurs pour leur apprendre à ne pas tant mépriser les vérités historiques.

Les profondeurs abstraites des mathématiques, dira-t-on, donnent de grandes idées de l’infinité de Dieu. Soit : mais croit-on qu’il ne puisse pas résulter un grand bien moral d’un dictionnaire critique ? L’oracle qui ne peut mentir assure que la science enfle ; il n’y a donc rien sur quoi il soit plus important de mortifier l’orgueil de l’homme.

  1. Νᾶϕε καὶ μέμνασ᾽ ἀπιςεῖν ἄρθρα ταῦτα τῶν ϕρενῶν. Sobrius esto atque illud teneto nervos atque artus esse sapientiæ non temerè credere. Epicharmus, apud Ciceronem, Polybium, Lucianum, etc.
  2. Voyez ci-dessus l’article de Zénon, philosophe épicurien, pag. 66, rem. (D), vers la fin.
  3. Præfat., Demonst. evangel.