Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/249

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
241
CONTENANT LE PROJET.

n’ait parlé que d’un profit en idée [a].

On me dira peut-être que ce qui semble le plus abstrait et le plus infructueux dans les mathématiques apporte du moins cet avantage, qu’il nous conduit à des vérités dont on ne saurait douter ; au lieu que les discussions historiques et les recherches des faits humains nous laissent toujours dans les ténèbres, et toujours quelques semences de nouvelles contestations. Mais qu’il y a peu de prudence à toucher à cette corde ! Je soutiens que les vérités historiques peuvent être poussées à un degré de certitude plus indubitable que ne l’est le degré de certitude à quoi l’on fait parvenir les vérités géométriques ; bien entendu que l’on considèrera ces deux sortes de vérités selon le genre de certitude qui leur est propre. Je m’explique. Dans les disputes qui s’élèvent entre les historiens pour savoir si un certain prince a régné avant ou après un autre, on suppose de chaque côté qu’un fait a toute la réalité et toute l’existence dont il est capable hors de notre entendement, pourvu qu’il ne soit pas de la nature de ceux qui sont rapportés par l’Arioste, ou par les autres conteurs de fictions, et l’on n’a nul égard aux difficultés dont les pyrrhoniens se servent pour faire douter si les choses qui nous paraissent exister existent réellement hors de notre esprit. Ainsi un fait historique se trouve dans le plus haut degré de certitude qui lui doive convenir, dès qu’on a pu trouver son existence apparente : car on ne demande que cela pour cette sorte de vérités, et ce serait nier le principe commun des disputans, et passer d’un genre de choses à un autre, que de demander que l’on prouvât non-seulement qu’il a paru à toute l’Europe qu’il se donna une sanglante bataille à Senef, l’an 1674 ; mais aussi que les objets sont tels hors de notre esprit, qu’ils nous paraissent. On est donc délivré des importunes chicaneries que les pyrrhoniens appellent moyens de l’époque ; et quoiqu’on ne puisse rejeter le pyrrhonisme historique par rapport à une infinité de faits, il est sûr qu’il en a beaucoup d’autres que l’on peut prouver avec une pleine certitude : de sorte que les recherches historiques ne sont point sans fruit de ce côté-là. On montre certainement la fausseté de plusieurs choses, l’incertitude de plusieurs autres ; et la vérité de plusieurs autres, et voilà des démonstrations qui peuvent servir à un plus grand nombre de gens que celles des géomètres ; car peu de gens ont du goût pour celles-ci, ou trouvent lieu de les appliquer à la réformation des mœurs : mais on m’avouera, monsieur, qu’une infinité de personnes peuvent profiter, moralement parlant, de la lecture d’un gros recueil de faussetés historiques bien avérées ; quand ce ne serait que pour devenir plus circonspects à juger

  1.  Os tenerum pueri, balbumque poëta figurat :
    Torquet ab obscenis jam nunc sermonibus aurem ;
    Mox etian pectus præceptis format amicis :
    Asperitatis, et invidiæ corrector et iræ.
    Horat., epist. I, libri II, v. 126.