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DISSERTATION

l’on est convaincu, comme je le suis, que la différence de son fort et de son faible est presque insensible. D’ailleurs je vous dirai franchement que si j’avais voulu tourner ma plume du côté que vous me croyez le plus avantageux, je me serais vu dans la nécessité, ou de déplaire à certaines gens que la prudence ne veut pas que l’on irrite [a], ou de me déplaire à moi-même. Or vous savez bien qu’en fait de compositions, il ne faut jamais forcer son génie [b], et vous n’ignorez pas qu’on peut s’appliquer en divers sens la réponse judicieuse d’un ancien Grec (A). Et puis, qu’est-ce que de ne se pas produire par son beau côté ? C’est affaire à ne recevoir pas les louanges que l’on aurait remportées peut-être. Je dis peut-être, car le caprice des hommes et le hasard dominent là d’une étrange sorte. Mais, ôtons le peut-être : que serait-ce, après tout, sinon une privation de louanges, c’est-à-dire un rien pour un homme qui ne s’est jamais réglé, et qui se règle à présent moins que jamais sur ce principe ? Je voudrais que cet ancien poëte qui avait si bien commencé à montrer le vide des choses humaines [c] eût poussé sa pensée jusques à dire cornea mihi fibra est : vous verriez ici l’application qu’on se ferait des trois vers qu’il nous eût laissés en ce cas-là. Que si d’une part je n’ignore pas que mon entreprise demande beaucoup de forces de corps, je fais réflexion, de l’autre, que la patience naturelle jointe à l’habitude de ne se mêler que de ses livres, de sortir peu de son cabinet, et de fuir comme la peste les manières de ces esprits brouillons dont j’ai parlé, qui cherchent à se fourrer partout, et jusque dans les affaires d’état, peut suppléer bien des choses.

Pour ces savans dont l’érudition dans les matières de fait est proportionnée à l’application infatigable que leur tempérament robuste leur a permise, je vous déclare, monsieur, que je ne prétends pas avoir empiété sur leurs droits, et qu’au contraire je ne me propose que de leur fournir un essai ou une ébauche qui puisse en déterminer quelques-uns à perfectionner ce plan, et à grossir de plusieurs volumes ce dictionnaire critique. Je consens de bon cœur qu’on dise de moi, à cet égard, ce qui fut dit à Varron sur les matières de philosophie, qu’il en avait dit assez pour en faire naître l’envie, mais non pas pour en donner la connaissance [d]. Je veux même acquiescer à ceux qui diront que le public me ferait plus de faveur que de justice, si l’on me traitait selon la règle qu’Aristote approuve dans quelqu’un de ses écrits [e] ;

  1. Voyez, dans les Adages d’Érasme, le Noli irritare crabrones.
  2. Tu nihil invitâ dices faciesve Minervâ.
    Horat., de Art. Poët., v. 385.

  3. Non ego cùm scribo, si forte quid aptius exit,
    Quando hæc rara avis est, si quid tamen aptius exit,
    Laudari metuam, neque enim mihi cornea fibra est.

    Persius, sat. I, v. 45.

  4. Philosophiam multis locis inchoâsti ad impellendum satis, ad edocendum parùm. Cicero, Acad. Quæst., lib. I.
  5. Οὐ μόνον δὲ χάριν ἔχειν δίκαιον τούτοις, ὧν ἄν τις κοινωνήσαι ταῖς δόξαις, ἀλλὰ καὶ τοῖς ἐπιπολαιότερον ἀποϕηναμένοις· καὶ γὰρ οὗτοι συμϐάλ-