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DISSERTATION

On lui avait communiqué une semblable pensée depuis long-temps. Voici en quels termes : « Ne vous semble-t-il pas que je me faufile avec des gens dévots autant que je puis ? C’est en vérité que je les trouve plus heureux et à la vie et à la mort, et que je voudrais bien attraper l’état où je les vois. C’est un vrai métier de malheureuse que celui de dévote ; non-seulement il console des chagrins, mais il en fait des plaisirs [1]. » Ceci confirme ce que l’on a dit dans les Pensées diverses sur les Comètes [2], et dans la remarque (R) de l’article d’Épicure.

Notez qu’encore que les ouvrages posthumes du comte de Rabutin soient beaux et bons, son Histoire amoureuse des Gaules fera plus parler de lui, en qualité d’auteur, que tout autre ouvrage qu’il ait fait. Son destin en cela est le même que le destin de Boccace [3].

Au reste, le mensonge dont j’ai parlé ci-dessus touchant le passage de la Boine me fait souvenir des Fastes du père du Londel [4]. On trouve ces paroles, sous le 11 de juillet 1690. Journée de la Boine en Irlande : Schomberg y péri à la tête des Anglais. C’est une pure filouterie, et qu’on ne peut point excuser. sur la raison que j’ai alléguée pour diminuer la faute de M. le comte de Bussy ; car cet ouvrage du père du Londel a été fait avec attention, il a été sans doute bien limé et bien retouché [* 1]. On ne rend recommandables ces sortes d’écrits que par un grand caractère d’exactitude. Ainsi on ne fera pas un jugement téméraire, si l’on affirme que l’auteur a cherché exprès des paroles équivoques afin de n’avouer pas le désavantage de son parti, et de dérober à son lecteur la connaissance de la vérité sur le succès de cette journée. Il ne s’est pas contenté de la suppression de la circonstance la plus essentielle, qui est de marquer si la victoire fut mi-partie, ou si elle se déclara entièrement pour une telle ou pour une telle nation ; il a glissé adroitement une circonstance véritable qui n’est propre qu’à faire juger que le roi Jacques eut l’honneur de la journée. Schomberg périssant à la tête des Anglais est un principe d’où cent mille lecteurs tireraient cette conséquence, donc le roi Guillaume fut repoussé. Tournez-vous de tous les côtés imaginables, vous n’imaginerez rien qui disculpe cet auteur ; la mauvaise foi, la mauvaise honte ou la crainte de déplaire, l’ont fait parler comme il a parlé. Cette faute et quelques autres de même nature [5] n’empêchent pas que son ouvrage ne soit bon, curieux, utile et commode, et d’une très-belle invention. On en fera de semblables en d’autres pays [6] ; mais de quelque secte ou de quelque nation qu’on soit, on aurait besoin de faire lire son ouvrage à quelque personne neutre qui entendit bien le métier d’un bon qualificateur ; car le préjugé de parti ne souffre pas que l’on définisse les choses exactement : on appelle bataille ce qui n’a été qu’un combat ; on nomme échec ce qui a été une perte de bataille ; on qualifié rencontre ce qui a été une journée. Le pis est que les uns appellent défaite ce que les autres appellent victoire. Les définitions de ces choses-là ne sont pas moins différentes parmi les historiens, que les définitions des dogmes parmi les controversistes [7] : et comme ce qui est orthodoxie dans une religion est une hérésie dans une autre, ce qui est une bataille gagnée dans les historiens d’une nation est une bataille perdue dans les historiens de l’autre parti.

  1. * Le père d’Avrigny, cité par Joly (tom. II, pag. 720), convient que l’expression de Londel n’est pas bien nette, et qu’elle donne même à penser que les Anglais furent défaits au passage de la Boine ; mais il ne croit pas qu’il y ait affectation de la part de l’auteur, qui a parlé trop nettement d’un grand nombre d’échecs de la France. Il faut bien cependant que le père Londel ait eu quelque raison pour s’exprimer ainsi.
  1. Lettres de Bussy Rabutin, IIIe. partie, Lettre CC (datée du 14 d’avril 1672), pag. 361.
  2. Il n’y a point de douceurs dans le péché qui égalent les douceurs dont une âme dévote jouit dès cette vie. Pensées diverses sur les Comètes, pag. 570.
  3. Voyez ci-dessus la remarque (I) de l’art. Boccace, tom. III, pag. 492.
  4. Il en est parlé dans les Nouvelles de la République des Lettres, février, 1699, p. 223.
  5. Comme, par exemple, lorsqu’il dit sous le 11 d’août 1657, Déroute de Consarbruck, sans marquer qui furent ceux qu’on mit en déroute.
  6. On l’a déjà fait en Brandebourg.
  7. Conférez avec ceci les Nouvelles de la République des Lettres, 1686, pag. 277, 309, et suiv., 354, 645, 960.